mardi 3 novembre 2009

Retour à Shakespeare pour l'«Ubu roi» des «Têtes heureuses»

Dans «Ubu roi», Jarry dépiautait Shakespeare* jusqu'à l'os afin de montrer l'âme noire des personnages de celui-ci derrière les vêtements, les bijoux et les corps glorieux qui la vêtaient (oui, une seule âme noire meut, selon moi, tous les personnages de Shakespeare).
Il s'agissait de montrer derrière le désir des couronnes, le désir des métaux précieux dont sont faites les couronnes, le désir de l'argent.
Et le désir du sang et de la vie d'autrui pour s'emparer des possessions d'autrui, en dernière analyse, de l'argent d'autrui: toujours plus de sang, pour toujours plus d'argent.
C'est cette cupidité fondamentale -qui s'étendait aussi à la nourriture et à la possession charnelle des femmes (peut-être des hommes)- que Shakespeare devait camoufler derrière le désir du pouvoir royal, derrière le désir des belles couronnes et des grands royaumes et des hauts châteaux- que Jarry voulait montrer, je crois.
Il fallait dépiauter la beauté chez Shakespeare pour montrer l'horreur malodorante qu'il y avait derrière elle.
La représentation d'«Ubu roi» des «Têtes heureuses» (la mise en scène est évidemment de Rodrigue Villeneuve) fait bénéficier Shakespeare, me semble-t-il, des vérités exhibées par Jarry en effectuant ce que j'appellerais un «retour à Shakespeare».
Peut-être ce retour n'est-il particulièrement sensible que pour moi.
Comment s'effectue-t-il?
Premièrement en faisant jouer (de manière excellente) le Père Ubu par un acteur -Christian Ouellet- qui n'a pas du tout l'aspect habituel d 'Ubu (d'habitude obèse, me semble-t-il, plutôt genre Falstaff si on a à lui trouver un équivalent shakespearien), bien au contraire, et qui, je m'en souviens, a joué déjà, pour «Les Têtes heureuses», un personnage shakespearien, Richard II, emporté lui aussi, derrière une apparence et une souffrance christiques, si je puis dire, dans la spirale du désir du pouvoir.
Ubu devient ainsi davantage un personnage de Shakespeare.
Deuxièmement en faisant jouer la Mère Ubu et la reine Rosamonde (Éric Renald, ridiculement enamouré aux sons de «Woman in love») par des hommes, comme à l'époque de
Shakespeare. Des hommes dont on ne cache pas la virilité ( les jambes poilues sur talons hauts de Martin Giguère sont particulièrement éloquentes).
(Ce sont d'ailleurs les seuls personnages féminins de la pièce de
Jarry).
Troisièmement, en utilisant le dispositif scénique qui était, à peu de choses près, celui-là même de la représentation de Richard II par «Les Têtes heureuses», au début des années 2000.
À cela s'ajoute la présence d'autres acteurs qui jouaient aussi (outre Christian Ouellet) dans
Richard II, Patrice Leblanc par exemple, dont certaines attitudes - dans le rôle du capitaine Bordure- rappelaient le rôle ducal qu'il y jouait alors (ou devrais-je dire les rôles ducaux et non ducaux: chaque acteur joue/jouait plusieurs rôles comme à l'époque du «grand barde»).
Cette mise en scène permet à Jarry de régler sa dette à l'égard de Shakespeare et, à nous, de saisir tout le sordide de la beauté des rois et des reines -qui ne sont que de la merde (ou merdre) dans un bas de soie, comme disait jadis quelqu'un, qui était de la merde, d'un autre qui en était aussi.
Comme chacun de nous.
Pour le reste, le jeu des acteurs, la scénographie, la musique, les projections qui approfondissaient la pièce, voyez le compte rendu de Denise Pelletier ici, (Ubu roi: sombre et jouissif) qui me semble absolument juste.


* Il y a plusieurs clin d'œil à Shakespeare dans la pièce, outre la trame de Macbeth, et pas seulement à Macbeth, à Hamlet aussi (la voix du spectre, la navigation près d'Elseneur, etc.).
La mise en scène des «Têtes heureuses» y ajoute peut-être des allusions à Roméo et Juliette, mais comme inverse, par exemple dans l'amour de Rosamonde pour Venceslas (qui fume comme un Polonais qu'il est, et qui ne semble pas tellement Roméo (je veux dire amoureux) avec la voix profonde que lui prête Marc-André Perrier).

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