samedi 16 octobre 2010

Dans la réalité la fiction restaurée

Je ne sais pas «À la recherche du temps perdu» par cœur mais quand je rencontre dans la réalité un élément qui, ayant résisté au passage du siècle et de la fiction, y apparaît (et qui m'y a frappé, je ne sais par quel processus mais il serait intéressant de creuser la question) je le reconnais.
C'est ce qui est arrivé la semaine dernière à Paris, dans la promenade qui borde les Champs-Élysées, aux environs des Grand et Petit Palais, quand j'ai reconnu dans le «petit pavillon tressillé de vert» qui apparaît dans les quatre photos que vous voyez ci-dessus, celui où le narrateur accompagne Françoise, un peu malgré lui car cela l'oblige à quitter un instant Gilberte Swann dont il est à ce moment éperdument amoureux.
Voici le passage à partir duquel j'ai reconnu le pavillon vert (il est dans «À l'ombre des jeunes filles en fleurs»):

Je dus quitter un instant Gilberte, Françoise m’ayant appelé. Il me fallut l’accompagner dans un petit pavillon treillissé de vert, assez semblable aux bureaux d’octroi désaffectés du vieux Paris, et dans lequel étaient depuis peu installés ce qu’on appelle en Angleterre un lavabo, et en France, par une anglomanie mal informée, des water-closets. Les murs humides et anciens de l’entrée, où je restai à attendre Françoise, dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui, m’allégeant aussitôt des soucis que venaient de faire naître en moi les paroles de Swann* rapportées par Gilberte, me pénétra d’un plaisir non pas de la même espèce que les autres, lesquels nous laissent plus instables, incapables de les retenir, de les posséder, mais au contraire d’un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d’une vérité durable, inexpliquée et certaine. J’aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui m’avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation vieillotte qui me proposait non de jouir du plaisir qu’elle ne me donnait que par surcroît, mais de descendre dans la réalité qu’elle ne m’avait pas dévoilée.

(Vous pouvez en lire plus long dans la page que j'ai importée de l'édition de 1919 au bas de ce billet).
Mon intuition a été confirmée un peu après quand nous sommes tombés sur cette plaque:

Pouvez-vous y lire «Allée Marcel Proust»?
Évidemment peu de ressemblances (selon moi) entre celle que Françoise croyait «marquise de Saint-Ferréol» et la dame noire qui régissait, lors de notre passage, les allées et venues des visiteurs (les messieurs étaient dirigés vers les deux urinoirs qui trônaient derrière elle et la compagne avec laquelle elle s'entretenait; les dames vers les deux ou trois toilettes fermées) et rien de la «fraîche odeur de renfermé» qui suscite le plaisir du narrateur, mais pouvoir se croire, un petit moment, entré vivant dans une fiction qu'on aime, comme Ulysse ou Énée dans le royaume des morts, est-ce rien?
Paris, pour moi, est hanté par les fantômes qui ont, plus que les vivants peut-être, habité ma vie.


* Celui-ci doute de la sincérité des sentiments à son égard que le narrateur lui a exprimés dans une longue lettre de seize pages.

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