jeudi 11 février 2010

L'Œuvre occultée par son auteur

Si vous observez bien cette page couverture du roman
vous constaterez que le phénomène
dont parle ce billet y est à l'œuvre.

Le nom de l'auteur y occupe
plus d'espace que le titre.

J'ai lu récemment «Exit le fantôme» (Exit Ghost), le plus récent paru des romans de Philip Roth. Il ne m'a pas plu vraiment.
Pas suffisamment de descriptions pour moi qui ai appris à faire résider la littérature surtout dans la description, les objets et les paysages renvoyant secrètement aux choses, parfois même à l'insu de l'auteur et parfois de manières multiples et impossibles à épuiser dans une seule lecture.
J'ai préféré «Un homme» (Everyman).
Mais il y avait dans «Exit le fantôme» une lettre fantastique écrite par un personnage, Amy Bellette, sur la manière dont la critique considère les œuvres littéraires de nos jours, sur ce qu'on pourrait appeler un«
auctorisation» (une forme de mise en vedette) de l'œuvre qui consiste à réduire l'œuvre à l'écrivain et aux matériaux que celui-ci a utilisés pour la produire.
J. D. Salinger qui vient de mourir, et, au Québec, Réjean Ducharme, ont fait en sorte de s'exempter de cette opération en disparaissant tout à fait soit dans l'anonymat, soit dans une inaccessible propriété.
Personne n'avait vu Salinger depuis 1965 et personne (ou à peu près) ne connaît Ducharme. Aucun critique, aucun lecteur ne peut faire disparaître leurs œuvres derrière eux ou leur visage ou les circonstances de leur vie. et «
auctoriser» celle-ci.
Ils n'allaient pas non plus (ou ne vont pas) dans les salons du livre où les «lecteurs» achètent les livres très souvent pour les faire dédicacer plutôt que pour les lire, pointe extrême de ce phénomène d'«
auctorisation».
Voici la première partie de la lettre d'Amy Bellette (elle est fictivement adressée au Times):

Courrier des lecteurs:

Il fut un temps où les gens intelligents se servaient de la littérature pour réfléchir. Ce temps ne sera bientôt plus. Pendant les années de la guerre froide, en Union soviétique et dans ses satellites d'Europe de l'Est, ce furent les écrivains dignes de ce nom qui furent proscrits; aujourd'hui en Amérique, c'est la littérature qui est proscrite comme capable d'exercer une influence effective sur la façon qu'on a d'appréhender la vie. L'utilisation qu'on fait couramment de nos jours de la littérature dans les pages culturelles des journaux éclairés et dans les facultés des lettres est tellement en contradiction avec les objectifs de la création littéraire, aussi bien qu'avec les bienfaits que peut offrir la littérature à un lecteur dépourvu de préjugés, que mieux vaudrait que la littérature cesse désormais de jouer le moindre rôle dans la société.
Voyez les pages culturelles dans le Times: plus il y en a, pire c'est. Dès que l'on entre dans les simplifications idéologiques et dans le réductionnisme biographique du journalisme, l'essence de l'œuvre d'art disparaît. Vos pages culturelles, ce sont des potins de tabloïde déguisés en intérêt pour «les arts» et tout ce à quoi elles touchent est converti en ce que cela n'est pas. De quelle star s'agit-il, combien cela coûte-t-il, où est le scandale? Quelle transgression l'écrivain a-t-il commise, et ce, non pas à l'encontre d'exigences d'ordre esthétique, mais à l'encontre de sa fille, son fils, sa mère, son père, son conjoint, sa maîtresse ou son amant, son ami, son éditeur, son animal de compagnie? Sans avoir la moindre idée de ce qu'il y a d'intrinsèquement transgressif dans l'imagination littéraire, le chroniqueur culturel se soucie sempiternellement de problèmes prétendument éthiques : «L'écrivain a-t-il le droit de ... bla-bla-bla?». Il est hypersensible à l'invasion de la vie privée perpétrée par la littérature au cours des millénaires, en même temps qu'il se voue de façon maniaque à exposer par écrit, sans recourir à la fiction, de qui on a violé la vie privée et comment. On est frappé de voir le respect que manifestent les journalistes des pages culturelles pour les barrières de la vie privée quand il s'agit du roman.
Les nouvelles de jeunesse d'Hemingway sont situées dans le nord de l'État du Michigan, alors votre chroniqueur culturel se rend là-bas et retrouve le nom des personnalités locales qui ont soi-disant servi de modèles pour les personnages de ces nouvelles. Ô surprise, eux ou leurs descendants trouvent que Hemingway leur a fait du tort. Ces sentiments, si peu fondés ou si infantiles ou même carrément imaginaires qu'ils soient, sont pris plus au sérieux que l'œuvre littéraire, parce qu'il est plus facile pour le journaliste d'en dire quelque chose que de parler de l'œuvre littéraire. On ne remet jamais en cause l'intégrité de l'informateur -seulement celle de l'écrivain.
[...]
Et la lettre (ni le présent billet) ne parle aucunement des émissions radiophoniques et télévisuelles dites littéraires. Le sujet serait trop vaste.

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