mercredi 24 mars 2010

Choses normales et choses anormales

Page d'une des éditions originales des Essais
avec des corrections de la main de Montaigne

Il y a un essai de Montaigne intitulé « De la Coustume et de ne Changer Aisément une Loy Receue » : ce titre respecte l'orthographe du 16e siècle et il y a eu, vous vous en doutez bien, plusieurs réformes de l'orthographe du français depuis ce temps contre lesquelles, à chaque fois, les pisse-vinaigre ont vitupéré.
Et selon le français actuel ce titre pourrait être : « À propos de la coutume et des problèmes qu'il y a à changer des habitudes qu'on nous a imposées ».
Ce sont ces problèmes qui se posent à propos de la réforme de l'orthographe.
Dans cet essai
Montaigne énumère un certain nombre de coutumes que d'autres peuples que le sien trouvent normales à son époque et pas le sien.
(C'était aussi le peuple de nos ancêtres à nous, Québécois, puisque la Nouvelle-France n'était pas encore fondée)
En voici un certain nombre (je vous renvoie à l'essai pour d'autres, il y en a beaucoup) :


1. Il est des peuples où l'on tourne le dos à celui qu'on salue et où on ne regarde pas celui qu'on doit honorer.

2. Il est des peuples où les vierges montrent leur sexe et où les femmes mariées le cachent.

3. Il est des peuples où il se voit des bordels publics de mâles.

4. Il est des peuples où les hommes portent leur charge sur la tête et les femmes sur les épaules.

5. Il est des peuples où les femmes pissent debout et les hommes accroupis.

6. Il est des peuples où les maisons sont sans porte, sans fenêtre, sans coffre qui ferme.

7. Il est des peuples où les maris prêtent à leur hôte leur femme afin qu'ils en jouissent contre paiement.

8. Il est des peuples qui ont un chien pour roi.

9. Il est des peuples qui mangent leur père afin de donner à l'auteur de leurs jours la plus digne et la plus honorable sépulture.

10. Il est des peuples où l'on pleure la mort des enfants et où on se réjouit de celle des vieillards.

11. Il est des peuples où les femmes qui perdent leur mari par mort violente peuvent se remarier et les autres non.

12. Il est des peuples où les femmes sont si peu de chose qu'on les tue dès leur naissance quitte à en emprunter aux peuples voisins quand on en a besoin.

Et les peuples pour lesquels ces coutumes sont normales les considèrent également comme raisonnables, c'est-à-dire obéissant aux règles de la raison.
Quant à nous, non seulement nous ne considérons pas ces coutumes comme normales mais nous les considérons comme déraisonnables.
Pourtant celle, par exemple, qui consiste à dévorer son père pour lui donner une sépulture honorable me semble raisonnable même si elle me donne des haut-le-cœur.
Et ce qui semble anormal à
Montaigne dans le fait de pleurer la mort des enfants et de ne pas pleurer la mort des vieillards me semble un peu plus normal qu'à lui.
Les vieillards dont je pleure la mort sont ceux que j'aime, mais je pleure moins la mort de ceux-là -qui ont eu la chance de vivre leur vie- que celle d'un enfant dont la vie me semble plus précieuse à cause des promesses dont elle est porteuse.
Nous ne pouvons pas nous empêcher de trouver pleines de raison les choses auxquelles nous sommes habitués et un peu, beaucoup ou complètement folles les choses auxquelles les autres sont habitués.
Et vice-versa.
Mais qui a raison?



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