Je suis en train de lire ce livre dont vous voyez la page couverture, «Le Propre et le Sale» de Georges Vigarello.
Style un peu ampoulé, «universitaire» disons, mais pas trop fort car cela pourrait de retourner contre moi.
Mais d'un intérêt extrême.
Il fait partie de mes étrennes avec «Histoire de la merde» de Dominique Laporte (devant ces deux titres, certains visiteurs vont sans doute trouver qu'ils conviennent parfaitement à ce qui semble m'intéresser habituellement dans ce blogue, religions, gouvernements, acteurs politiques et religieux, d'autres sortes de merde ou de saleté)
Il y avait aussi le premier tome des «Œuvres complètes» de Jorge Luis Borges dans la Pléiade et «Liaisons généreuses» de Thora van Male, sur l'apport du français à la langue anglaise.
Je vous reparlerai de ces livres au fur et à mesure que mes lectures progresseront (je lis les journaux et les magazines aussi comme vous l'avez peut-être remarqué et, constamment des vers et des œuvres anciennes, mes lectures de nouveautés progressent donc très lentement).
Mais ne comptez pas sur moi pour vous faire un compte rendu (sans trait d'union en français, messieurs dames) de ces nouveautés, je déteste le genre, du moins quand c'est moi qui le pratique.
Je voudrais aujourd'hui vous citer un passage du «Propre et du sale» qui illustre comment les classes supérieures considéraient les classes inférieures sous l'Ancien Régime en France.
Le cas ne doit pas être unique: les possesseurs d'esclaves dans l'Antiquité et, par exemple, dans le sud des États-Unis (et ailleurs) jusqu'au milieu du 19e siècle devaient considérer leurs esclaves de la même façon.
Les sheikhs, émirs et rois de la péninsule arabique (ainsi que leurs nombreuses familles) le font également pour leurs travailleurs immigrés philippins, indiens, etc.
Je pense que certains riches républicains étasuniens, sans s'en rendre compte, considèrent également ainsi le petit peuple d'employés qui les entourent, ceux qui, seuls, devraient payer les impôts, afin de permettre à ces riches républicains d'accroître leurs richesses (peut-être les riches de tous les pays agissent-ils de même).
(Souvenir personnel: je me souviens de quelle manière les membres des communautés religieuses catholiques considéraient les pauvres femmes, religieuses ou non, qui leur préparaient leurs repas, les servaient à table et faisaient le ménage de leur «cellule»).
Voici le passage que je voulais vous citer.
Il s'agit d'un résumé du récit que fait S.-G. Longchamp, valet de la marquise du Châtelet, d'un bain de celle-ci.
On sait que la marquise a été la maîtresse (un certain temps) et la protectrice de Voltaire et qu'elle poursuivait des recherches en mathématiques et en physique (elle était une scientifique, donc).
En décrivant le bain de la marquise du Châtelet, dont il est le valet en 1746, Longchamp peut surprendre le lecteur d'aujourd'hui: son service interdit toute relation de pudeur. Le valet entretient la chaleur de l'eau. Il surveille la bouilloire. Il en verse quelquefois le contenu à même la cuve, tout en évitant de brûler la marquise. Bref, il est présent dans la chambre, empressé et attentif. Aucune gêne chez la baigneuse qui se dénude et s'affaire, jugeant inutile aussi de rendre opaque la surface de l'eau. Les statuts du maître et du valet sont trop distants pour que la décence soit menacée. La main servile n'est pas encore celle d'une personne. Aussi «neutre» que les objets et aussi «familière» que les choses de la maison, elle est totalement incorporée au cadre. Elle est portée par lui, mêlée aux ustensiles quotidiens, et bornée. Le regard de Longchamp ne saurait avoir quelque poids: il n'appartient pas à l'univers de la jeune femme. Elle ne le voit pas. Il flotte quelque part, entre l'enfance et le domestique. Trop loin, en tout cas, pour toucher la baigneuse.Ainsi, pour la marquise du Châtelet, son valet Longchamp appartient à une autre espèce que celle à laquelle elle appartient, tellement qu'il n'est pas question un seul instant qu'elle éprouve de la pudeur à l'égard de celui-ci: cet «objet» que constitue ce valet n'a pour elle pas de sexe. Elle peut donc se mettre nue devant lui et se faire assister par lui pour prendre un bain sans rien éprouver de plus que ce qu'elle éprouverait devant un miroir.
En rapportant la scène, Longchamp est conscient d'illustrer des mœurs que la fin de l'Ancien Régime va modifier. Il insiste sur le détachement de la marquise, sa froide familiarité, sa distance extrême et pourtant toute naturelle. Le valet est entièrement défini par une fonction: celle des services proches et indifférents. Un (ou une) autre, comme lui, peut faire ces gestes «insignifiants». Longchamp avoue sa gêne. Le corps de la marquise le trouble au point que sa main tremble en versant de l'eau. Cette émotion très consciente, cet étonnement aussi indiquent que déjà les mœurs changent. Des «baigneuses» seules serviront les grandes dames de la fin du siècle (p 107-108).
En ce temps les valets étaient d'une autre espèce que les maîtresses et, sans doute, les femmes de chambre d'une autre espèce que les maîtres.
Des animaux domestiques (excusez le jeu de mot)?
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