lundi 14 février 2011

Objets inanimés, vous avez donc une âme?

Ces trois objets sont ceux en l'honneur desquels Michel Houellebecq compose une élégie dans son dernier roman (celui qui a remporté le prix Goncourt cette année, «La Carte et le Territoire»).
Dans le passé c'était un être humain, à la rigueur un animal familier, des êtres uniques, qui semblaient seuls dignes d'une élégie pour déplorer leur perte et la tristesse de leur absence.
Aujourd'hui, du moins dans ce roman, les vannes sont ouvertes (et, sans doute, comme moi, avez-vous un jour ou l'autre déploré la fin de la chaîne de fabrication d'un objet ou d'un autre, sans toutefois lui consacrer une élégie).
Les objets manufacturés ont désormais une âme. Lisez cet extrait élégiaque:

Houellebecq hocha la tête, écartant les bras comme s'il entrait dans une transe tantrique - il était, plus probablement, ivre, et tentait d'assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s'était accroupi. Lorsqu'il reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d'une émotion naïve. «Dans ma vie de consommateur», dit-il, «j'aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les ai aimés, passionnément, j'aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l'usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaire et fidèle s'était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n'étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j'avais cela: je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C'est peu mais c'est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m'a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée - et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n'aura vécu qu'une seule saison ...» Il se mit il pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. «C'est brutal, vous savez, c'est terriblement brutal. Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d'années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur est jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produit qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui prétendent capter une attente de nouveauté chez le consommateur, qui ne font en réaité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.
-Je comprends ce que vous voulez dire», intervint Jed, «je sais que beaucoup de gens ont eu le cœur brisé lors de l'arrêt de la fabrication du Rolleiflex double objectif. Mais peut-être alors... Peut-être faudrait-il réserver sa confiance et son amour aux produits extrêmement onéreux, bénéficiant d'un statut mythique. Je ne m'imagine pas, par exemple, Rolex arrêtant la production de l'Oyster Perpetual Day-Date.

À vous maintenant de faire appel à Érato pour déplorer les pertes d'objets (pas d'êtres) qui jalonnent votre vie,
Houellebecq vous a ouvert la voie.
Nous sommes devant de nouveaux objets de lyrisme.
(Poème(s) bientôt!)


P.S. Quelqu'un me suggère qu'il s'agit peut-être de «placement de produit», ce qui serait bien nouveau dans la littérature où, de manière étonnante, cette maladie qui a d'abord terrassé le cinéma apparaîtrait pour la première fois ici (à ma connaissance).
Je pense pour ma part que c'est plutôt de l'ironie littéraire à l'égard du cinéma, un art dénonçant la boueuse vérité de l'autre, comme c'est sa fonction première à l'égard de tout.

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