jeudi 15 avril 2010

Les Justes et les autres

Je voulais parler de la partie de ce livre consacrée aux aventures posthumes de Jorge Luis Borges.
Ou plutôt des aventures posthumes de ses œuvres dont il a confié par testament la gestion à Maria Kodama, -l'épouse tard rencontrée, tard épousée-, qui retarde depuis dix ans une nouvelle publication dans la Pléiade des «Œuvres complètes» de son défunt époux parce qu'elle hait le traducteur qui en est responsable.
Et si elle le hait c'est parce qu'il a fait une petite erreur à propos de la date où Borges a rencontré cette héritière abusive.
Laquelle, comme tous les héritiers d'auteurs -eux aussi évidemment abusifs- dont on parle dans le livre d'Emmanuel Pierrat, a décidé de considérer l'œuvre dont elle a hérité des droits, non comme une œuvre, mais comme un capital.
Je cherchais un poème approprié -de Borges évidemment- à publier ensuite.
Et puis je suis tombé sur celui-ci et je le trouve si beau que je renonce à vous parler de cette histoire Borges-Kodama pour le moment (vous dirai-je qu'à coup d'argent, sans doute, le litige est maintenant résolu et que les «Œuvres complètes« de Borges dans la Pléiade -la seule édition des Œuvres complètes existant à l'heure actuelle, toutes langues confondues, de cet écrivain hispanophone argentin- paraîtront bientôt?).
Voici le poème (je cherche l'original espagnol*):

Les Justes

Un homme qui cultive son jardin, comme le voulait
[Voltaire. 

Celui qui est reconnaissant que sur la terre il y ait
[de la musique.

Celui qui découvre avec plaisir une étymologie.

Deux employés qui dans un café du Sud jouent un
[silencieux jeu d’échecs.

Le céramiste qui prémédite une couleur et une
[forme.

Un typographe qui compose bien cette page, qui
[peut-être ne lui plaît pas.

Une femme et un homme qui lisent les tercets
[finaux d’un certain chant.
Celui qui caresse un animal endormi.

Celui qui justifie ou veut justifier un mal qu’on lui
[a fait.

Celui qui est reconnaissant que sur terre il y ait un
[ Stevenson.

Celui qui préfère que les autres aient raison.

Ces personnes, qui s’ignorent, sont en train de
[sauver le monde.

Alors que les autres -particulièrement les profiteurs-, plutôt que de sauver le monde, le perdent.
Cette femme et cet homme «qui lisent les tercets finaux d'un certain chant», ce sont Francesca et Paolo da Rimini que Dante rencontre dans son Enfer.
Je ne peux pas me retenir de vous citer les tercets que
Francesca récite à Dante pour expliquer les circonstances dans lesquelles elle est devenue amoureuse de son beau-frère Paolo, l'a embrassé et a été assassinée en même temps que lui par son mari, Gianciotto, qui les a surpris.
Elle est devenue amoureuse en lisant un roman d'amour:
Noi leggiavamo un giorno per diletto
di Lancialotto come amor lo strinse;
soli eravamo e sanza alcun sospetto.

Per più fiate li occhi ci sospinse
quella lettura, e scolorocci il viso;
ma solo un punto fu quel che ci vinse.

Quando leggemmo il disiato riso
esser basciato da cotanto amante,
questi, che mai da me non fia diviso,

la bocca mi basciò tutto tremante.
Galeotto fu 'l libro e chi lo scrisse:
quel giorno più non vi leggemmo avante
Voici la traduction française:
Nous lisions un jour par agrément
de Lancelot, comment amour le prit
nous étions seuls et sans aucun soupçon.

Plusieurs fois elle nous fit lever les yeux
cette lecture, et décolora nos visages.
Mais un seul point fut ce qui nous vainquit.

Lorsque nous vîmes le rire désiré
être baisé par tel amant
celui-ci qui jamais plus ne sera loin de moi

me baisa la bouche tout tremblant
Galehaut fut le livre et celui qui le fit.
Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant.
Le poème pointe également le «Candide» de Voltaire et les contes de Stevenson.
Je ne suis pas sûr qu'il n'évoque pas Cézanne.
Les grands textes sont grands parce qu'ils contiennent d'autres œuvres qui les transforment en diamants et les font briller de mille feux, et parce qu'ils sont contenus dans beaucoup d'autres qu'ils font briller de mille feux.
Ils forment à eux tous comme une immense rivière de feux et de diamants.

* 26 avril 2010, voilà j'ai trouvé aujourd'hui l'original espagnol:

LOS JUSTOS

Un hombre que cultiva su jardín, como quería
[Voltaire.

El que agradece que en la tierra haya música.

El que descubre con placer una etimología.

Dos empleados que en un café del Sur juegan un
[silencioso ajedrez.

El ceramista que premedita un color y una forma.

El tipógrafo que compone bien esta página, que
[talvez no le agrada.

Una mujer y un hombre que leen los tercetos
[finales de cierto canto.

El que acaricia a un animal dormido.

El que justifica o quiere justificar un mal que le
[han hecho.

El que agradece que en la tierra haya Stevenson.

El que prefiere que los otros tengan razón.

Esas personas, que se ignoran, están salvando el
[mundo.

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