vendredi 9 avril 2010

Baudelaire II

Pierre Lepape, dans «Le Pays de la littérature», cite ces vers de Baudelaire.
Ils appartiennent à un projet de préface de la deuxième édition des «Fleurs du Mal».
Cette deuxième édition avait été rendue nécessaire par le procès intenté à l'œuvre en 1857 pour outrage aux mœurs et à la condamnation qui avait suivi.
Des pièces avaient dû être retranchées qu'on ne pourra réincorporer aux «Fleurs du Mal» qu'en 1949, la Troisième et la Quatrième Républiques françaises ayant reconduit, comme si de rien n'était, les décisions iniques du Second Empire, ce qui dit quelque chose sur la démocratie en France, toujours présente que la forme de gouvernement soit démocratique ou dictatoriale.
Ces vers ci-dessus parlent de l'immense espoir qu'avait suscité la Révolution de 1848, du discours des «petits orateurs» (dont Alphonse de Lamartine) qui avaient abreuvé le petit peuple de beaux discours («Prêchant l'amour») pour prendre le pouvoir à cette occasion, et puis, quand le petit peuple s'était mis à croire à leurs discours, l'avaient laissé massacrer par ceux qui avaient rempli les égouts du fleuve de son sang.
Comme toujours, il fallait se méfier de ceux qui prêchaient l'amour en ne l'éprouvant pas, comme les prêtres qui le prêchent aux enfants, comme les politiciens qui le prêchent au peuple, et comme les papes et les évêques qui le prêchent aux fidèles.
Dans ces vers je n'avais quant à moi remarqué que les plus brillants, particulièrement celui par lequel
Baudelaire décrivait ce qu'il avait fait par son art, en s'adressant à la ville et au monde:

Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or.

Mais voici tous les vers, même fragmentaires, de ce projet de préface, où
Baudelaire s'adresse à cette ville, à Paris, à ce nouveau monde urbain, qui a donné ses thèmes à sa poésie.

Tranquille comme un sage et doux comme un
[maudit,

…j’ai dit:

Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…

Que de fois…

Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,

Ton goût de l’infini

Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame,

Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,

Tes faubourgs mélancoliques,

Tes hôtels garnis,

Tes jardins pleins de soupirs et d’intrigues,

Tes temples vomissant la prière en musique,

Tes désespoirs d’enfant, tes jeux de vieille folle,

Tes découragements;

Et tes jeux d’artifice, éruptions de joie,

Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux.

Ton vice vénérable étalé dans la soie,

Et ta vertu risible, au regard malheureux,

Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie…

Tes principes sauvés et tes lois conspuées,

Tes monuments hautains où s’accrochent les
[brumes.

Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil,

Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses,

Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant,

Tes magiques pavés dressés en forteresses,

Tes petits orateurs, aux enflures baroques,

Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang,

S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques,

Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques

Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,

Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir

Comme un parfait chimiste et comme une âme
[sainte.

Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,

Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Exemplaire de la première édition des
«Fleurs du Mal» sur lequel le poète écrivait
ce qui allait devenir la deuxième.

2 commentaires:

orfeenix a dit…

On serait presque heureux de n' être que de la boue!

Jack a dit…

En principe c'est ce que nous sommes. C'est l'art qui nous métamorphose.

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