Extrait d'un entretien de Judith Butler et d'Avital Ronell, spécialistes des « Gender Studies* » publié dans le NouvelObs électronique (là) récemment
J. Butler - Le fait est que la sexualité humaine n'est pas aisément adaptable à quelque forme sociale que ce soit. C'est là un des grands acquis de Lacan. Il n'y a aucune façon de résoudre ce problème qui soit en soi meilleure qu'une autre. A chacun de choisir son propre dysfonctionnement, et la part de sacrifice qu'il comporte. Rien ne serait pire que d'être un stalinien de la politique sexuelle et de décréter que le modèle du couple est à dépasser. Et cela même si certains doivent se droguer pour arriver à rester en couple...
A. Ronell - Ou se mettre à boire ! [Rires.] En réalité, qu'est-ce qu'un couple? C'est difficile à dire. Il y a toujours un troisième terme là-dedans. Même au lit. Un fantôme. Qui me télécommande dans mes désirs ? Qui approche l'autre en moi ? Parfois on le fait pour quelqu'un d'autre. Un jour où il se sentait mal et fragile, Jean-Luc Nancy m'a dit à propos de quelqu'un : « Je l'aime bien, tu sais. » D'un seul coup je me suis mise à éprouver un grand désir pour cette personne. Deux mois après, très en colère, j'appelle Jean-Luc : « Mais enfin, pourquoi m'as-tu obligée à coucher avec cet incroyable connard ! » Il était stupéfait. On ne sait pas d'où vient le désir. C'est parfois l'odeur de sa mère qu'on aime en quelqu'un. C'est comme ça qu'on choisissait les saints au Moyen Age... à l'odeur délicieuse qu'ils dégageaient. On ne sait jamais pourquoi on sanctifie l'autre.
Ce parallèle (un peu comique) entre objet du désir et objet de sanctification et le peu de substance objective de l'un et de l'autre permet de voir à quel point tout existe pour chacun d'entre nous en fonction de la société qui nous environne, sa langue, son idéologie, sa religion, ses mœurs et non pas surtout en fonction d'un « être » naturel des choses.
Le désir, comme le sexe, comme la plaisir, comme la sainteté, etc., repose sur bien peu de nature (un peu tout de même comme point de départ de la perception et de la pensée) et sur énormément de culture.
Pensez-vous qu'aujourd'hui par exemple, les églises chrétiennes procèderaient sans y penser à deux fois à la sanctification des Pères de l'Église grecs -comme Jean Chrysostome (patriarche de Constantinople) ou Grégoire de Nazianze (évêque de cette ville)- qui en appelaient aux massacres et à l'extermination des Juifs?
Je me demande même si ces Églises continuent sans inquiétudes d'invoquer ces saints qui sont à l'origine d'une chaîne millénaire d'antisémites chrétiens qui conduit directement aux Nazis (remarquez le nom de Grégoire de NAZIanze, quel pressentiment du destin !).
Voici les deux saints assoiffés de sang surtout juif
(cela n'est pas chrétien,
le pseudo sang de cet autre Juif, Jésus-Christ,
qu'ils boivent en principe à la messe, devrait leur suffire).
(cela n'est pas chrétien,
le pseudo sang de cet autre Juif, Jésus-Christ,
qu'ils boivent en principe à la messe, devrait leur suffire).
Les saints du passé sont la plupart du temps compromettants et les saints du présent le seront sans aucun doute dans l'avenir tant la notion de sainteté n'est pas naturelle.
L'objet du désir d'aujourd'hui sera incompréhensible demain tant sa naissance n'est due qu'à un peu de hasard et d'illusion.
Voici comment, dans «À la recherche du temps perdu», Charles Swann** s'aperçoit qu'il a désiré (longtemps) une femme qui ne correspondait pas au genre de femmes qui suscitaient son désir :
Mais tandis que, une heure après son réveil, il (Swann) donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve, il revit, comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâle d'Odette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce que -- au cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de l'image première qu'il avait reçue d'elle -- il avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute, pendant qu'il dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu'il n'était plus malheureux et que baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s'écria en lui-même : « dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre !»
* Théorie apparue dans les années 1970 aux États-Unis, et que l'on pourrait grossièrement décrire comme posant que la différence des sexes est une construction sociale comme les autres réalités sociales et non d'abord une donnée naturelle.
** Voici le roi mage blond du tableau «L'Adoration des Mages» de Luini avec lequel certaines personnes (indéniablement érudites quoique fictives) trouvent que Swann a des ressemblances. Un personnage de fiction qui ressemble à un autre personnage de fiction, il faut le faire:
Mais depuis si longtemps (les débuts de l'humanité?) qu'on écrit, peint, sculpte, prie, construit, voit des fictions : on est évidemment à même de constater que la fiction est à peu près la seule réalité à laquelle nous avons accès.
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