mercredi 28 janvier 2009

Traduction, heureuse trahison


Dans son livre «Bleu» que, comme je vous l'ai dit , j'ai reçu en étrenne, Michel Pastoureau constate ceci :

Dans la Bible [...], les termes de couleurs varient beaucoup d'une langue à l'autre et se font de plus en plus nombreux et précis au fil des traductions. Celles-ci sont remplies d'infidélités, de surlectures, de glissements de sens. Le latin médiéval, notamment, introduit une grande quantité de termes de couleur là où l'hébreu, l'araméen et le grec n'employaient que des termes de matière, de lumière, de densité ou de qualité. Là où l'hébreu, par exemple, dit brillant, le latin dit souvent candidus (blanc) ou même ruber (rouge). Là où l'hébreu dit sale ou sombre, le latin dit niger ou viridis et les langues vernaculaires disent noir ou vert. Là où l'hébreu ou le grec disent pâle, le latin dit tantôt albus tantôt viridis, et les langues vernaculaires soit blanc soit vert. Là où l'hébreu dit riche, le latin traduit souvent par purpureus et les langues vernaculaires par pourpre. En français, en allemand, en anglais, le mot rouge est abondamment utilisé pour traduire des mots qui dans le texte grec ou hébreu ne renvoient pas à une idée de coloration mais à des idées de richesse, de force, de prestige, de beauté ou même d'amour, de mort, de sang, de feu.
 

Cette réflexion est une autre variante du proverbe italien « Traduttore, traditore », qu'on pourrait traduire (en trahissant un peu l'original) par « Traduction, trahison ».
Soyons sûrs que les différents traducteurs de la Bible ont traduit au meilleur de leurs connaissances et avec l'objectif de rendre le mieux possible dans la langue d'arrivée ce qu'ils saisissaient du sens des mots dans la langue de départ : ils traduisaient comme ils le percevaient et comme ils voulaient le faire percevoir aux destinataires de leur traduction.
Il y a toujours une question de perception dans la traduction et ce qui rend nécessaire une nouvelle traduction, -outre naturellement les changements dans les langues d'arrivée- c'est un changement dans la perception.
Mais je ne veux pas parler surtout de traduction mais de perception et profiter de cette réflexion de Michel Pastoureau pour parler un peu de la perception que nous avons du monde et des choses: de notre perception de la réalité.
Devant celle-ci nous sommes comme les traducteurs de la Bible: nous croyons la voir, l'entendre, la sentir, la goûter, l'« odorer » (si vous me permettez l'expression) comme elle est mais nous la percevons comme nous sommes.
Confrontés à la perception que les autres en ont (et qui n'est pas très différente de la nôtre si ces autres sont nos voisins, nos compatriotes ou qu'ils parlent la même langue que nous), nous discutons et sommes éventuellement obligés d'adopter une «perception de conciliation», si je puis dire.
Est-ce que cette perception-là est plus proche de la réalité ?
Et si nous sommes mis en présence d'une perception absolument étrangère à la nôtre, presque impossible à concilier avec la nôtre, que se passe-t-il ?
Est-ce à ce moment que nous prenons conscience que nous ne percevons pas les choses comme elles sont, mais « comme en un miroir » comme l'écrivait saint Paul, qui voulait dire de manière embrouillée puisque c'est ainsi qu'on voyait dans les imparfaits miroirs de son époque ?
Est-ce à ce moment que nous comprenons que la réalité du monde et des choses nous échappe et nous échappera toujours?
Que nous saisissons que nous serons toujours obligés d'en mettre au point une nouvelle traduction, qui ne sera, elle aussi, qu'une nouvelle trahison ?

Mais cette nouvelle trahison sera une nouvelle invention, une nouvelle création des choses et du monde : l'impossibilité où nous sommes de percevoir le monde et les choses tels qu'ils sont nous oblige à les créer et à les recréer éternellement.
Nous sommes vous et moi des créateurs de mondes.
Et même quand ces mondes restent à jamais inconnus des autres, ils existent en nous et nous en sommes les porteurs uniques et irremplaçables.
Babel n'est pas une malédiction : cette Tour a transformé chacun de nous en dieu.
Au grand dam sans doute du dieu jaloux d'Israël.


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