vendredi 31 octobre 2025

La révolution Beauvoir

Elle termina deuxième au plus important concours de philosophie de France – et l'homme qui la devança lui demanda de passer le reste de sa vie avec lui. 
En 1929, Simone de Beauvoir passa l'agrégation, le concours français réputé difficile pour l'enseignement de la philosophie. Elle avait 21 ans, la plus jeune personne à le tenter. Elle obtint la deuxième place au niveau national. L'homme qui arriva premier était Jean-Paul Sartre. Il avait 24 ans et avait déjà échoué une fois à l'examen. 
lLors de leur rencontre pour discuter de philosophie, Sartre lui dit qu'elle avait l'esprit d'un génie. Elle lui répondit que sa pensée était incomplète sans ses défis. 
Quelques semaines plus tard, il la demanda en mariage – non pas pour autant, mais pour quelque chose de plus radical : un partenariat fondé sur une liberté intellectuelle et personnelle absolue. Ils convinrent de ce qu'ils appelaient « l'amour essentiel », avec la possibilité d'« amours contingentes » – une relation totalement ouverte où aucun des deux ne posséderait l'autre, aucun ne limiterait l'autre, et où l'honnêteté concernant les liaisons serait de rigueur. 
Pour 1929, c'était plus qu'inhabituel. C'était scandaleux. Mais Simone de Beauvoir ne se souciait pas des conventions. 
Tandis que Sartre devenait célèbre comme figure emblématique de l'existentialisme, Beauvoir menait un travail plus profond. Elle enseignait la philosophie, écrivait des romans, voyageait et commençait à poser des questions que personne d'autre ne posait : pourquoi les femmes sont-elles toujours définies par rapport aux hommes ? Pourquoi « l'homme » est-il l'humain par défaut, tandis que « la femme » est l'Autre ? 
En 1949, elle publia Le Deuxième Sexe, une œuvre philosophique monumentale en deux volumes sur l'oppression des femmes. Il lui fallut deux ans pour l'écrire, et à sa parution, ce fut une véritable explosion. Le livre s'ouvrait sur une phrase percutante : « On ne naît pas femme, on le devient. » 
Elle soutenait que la féminité n'est pas une destinée biologique, mais une construction sociale. Tout ce que l'on dit aux femmes qu'elles sont « naturellement » — passives, maternelles, émotives, domestiques — est en réalité enseigné, imposé et mis en scène. Le genre est une construction sociale, non une qualité innée. 
L'Église catholique l'a inscrit à l'Index des livres interdits. Les critiques l'ont qualifié de « pornographique » et d'« insulte à la maternité ». Même certaines féministes l'ont rejeté, le jugeant trop radical. 
Pourtant, des millions de femmes l'ont lu et se sont dit : « Elle a raison. C'est exactement ce que je ressentais sans pouvoir le nommer. » Le Deuxième Sexe est devenu le fondement philosophique du féminisme moderne. Betty Friedan l'a cité comme source d'inspiration pour La Femme mystifiée. Gloria Steinem l'a qualifié de révélation. Le féminisme de la deuxième vague, dans les années 1960 et 1970, s'est directement appuyé sur les idées de Beauvoir. 
Mais Beauvoir ne s'est pas contentée de théoriser la liberté ; elle l'a vécue, avec ses imperfections et sa sincérité. Elle et Sartre ne se sont jamais mariés, n'ont jamais vécu ensemble, mais sont restés partenaires pendant 51 ans. Ils ont eu des liaisons – avec des hommes et des femmes – et les ont relatées dans leurs écrits. 
Il leur est même arrivé de partager des amants, ce qui a engendré des situations délicates sur le plan éthique qu'elle regrettera plus tard. 
Sa relation avec un étudiant de 17 ans dans les années 1940 fut un véritable abus de pouvoir, dont elle n'a jamais pleinement assumé les conséquences. Brillante, mais imparfaite. Révolutionnaire, mais avec ses failles. 
Pourtant, elle continua d'écrire. Elle publia Les Mandarins en 1954, un roman sur les intellectuels de l'après-guerre qui remporta le prix Goncourt, une haute distinction littéraire française. Elle écrivit des mémoires retraçant sa vie anticonformiste avec une honnêteté implacable. Elle voyagea en Chine, à Cuba, en URSS et écrivit sur la politique, le vieillissement, la mort et le sens de la liberté. 
Dans les années 1970, elle signa le « Manifeste des 343 », une déclaration publique de femmes françaises reconnaissant avoir eu recours à des avortements clandestins et revendiquant le droit à l'avortement. 
À 63 ans, elle aurait pu se reposer sur ses lauriers. Au lieu de cela, elle risqua des poursuites judiciaires pour se battre pour la génération suivante. À la mort de Sartre en 1980, Beauvoir fut anéantie. 
Elle écrivit Adieux : Adieu à Sartre, un récit d'une honnêteté brutale sur ses dernières années. Les critiques le jugèrent trop révélateur, trop dur. Elle n'en eut cure. L'honnêteté primait sur les convenances. Six ans plus tard, le 14 avril 1986, Simone de Beauvoir s'éteignait à Paris. Elle avait 78 ans. Elle fut inhumée auprès de Sartre au cimetière du Montparnasse. Des milliers de personnes assistèrent à ses obsèques : militants, écrivains, philosophes, femmes ordinaires qui, après avoir lu Le Deuxième Sexe, se sentaient moins seules. 
Son héritage ne se résume pas au Deuxième Sexe, même si cela suffirait amplement. 
C'est l'exemple qu'elle a donné : que les femmes peuvent être intellectuelles, que les relations n'ont pas à suivre des schémas préétablis, qu'on peut rejeter les diktats de la société et forger sa propre vie. Elle a prouvé qu'on n'est pas obligé de choisir entre l'amour et l'indépendance, entre l'intellect et la passion, entre être une femme et être pleinement humaine. 
Simone de Beauvoir a terminé deuxième à cet examen en 1929. Mais dans les décennies qui ont suivi, elle a excellé dans un domaine plus important encore : celui de montrer aux femmes qu'elles n'étaient pas obligées de devenir ce que le monde attendait d'elles. Elles pouvaient devenir elles-mêmes.

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