lundi 1 septembre 2008

La langue, une machine à voyager dans l'espace ... et dans le temps

Pour faire suite à la note d'hier sur le français des Québécois et le français des Français (cliquez ici pour y être).
Je me souviens, j'étais petit chez mes grands-parents maternels à Chambord. J'avais 6 ans (photo de moi à gauche, quelques mois après les événements dont je parle dans cette note. Derrière moi, mon ami Claude Lavoie, avec ses petits yeux légèrement chinois et son visage un peu lunaire).
Mon grand-père s'occupait à temps perdu de politique. Il était partisan de l'Union Nationale, un parti nationaliste de droite au pouvoir en ce temps-là.
Mon grand-père occupait une fonction dans l'organisation du parti.
Le chef (et fondateur) de ce Parti, et premier ministre du Québec, était Maurice
Duplessis (sa photo est ci-haut), qui dirigeait tout d'une main de fer, favorisait ses amis et faisait peser sans pitié sa haine sur ses ennemis.
Il était ce qui peut se rapprocher le plus d'un dictateur dans une démocratie de type britannique c'est-à-dire où les mœurs électorales -calquées sur celles de l'Angleterre- étaient dignes de celles de l'Angleterre au 18e siècle, c'est-à-dire à deux poils de la malhonnêteté (quand elles n'étaient pas franchement dedans).
Quand le premier ministre prononçait un discours à la radio (la télévision n'est arrivée que quelques années plus tard) tout le monde devait l'écouter religieusement dans la maison de mon grand-père.

Je me souviens que M. Duplessis (comme disait mon grand-père) prononçait le mot mercredi «credi», à mon grand étonnement car chez mes parents on prononçait «mercredi».
Peut-être mon grand-père prononçait-il lui aussi «credi», je ne m'en souviens pas bien car il est mort depuis plus d'un demi-siècle maintenant et je remarquais davantage ce qui se disait à la radio que ce qui se disait dans la vie de tous les jours.
Je croyais que le premier ministre prononçait ce mot comme on le prononçait dans sa région natale, la Mauricie, (s'appelait-elle ainsi parce que M.
Duplessis s'appelait Maurice?) dont la capitale est Trois-Rivières, et que mon grand-père le prononçait peut-être ainsi pour imiter son chef.
Sa prononciation nous faisait faire une sorte de voyage dans l'espace, du Lac Saint-Jean, où nous étions, jusqu'à la
Mauricie, où je n'étais jamais allé.
Maintenant je sais que le premier ministre
Duplessis prononçait selon le «bel usage» de l'Ancien Régime en France et que c'était plutôt un voyage dans le temps qu'il nous faisait faire, un voyage au pays de nos ancêtres au 17e siècle, où ceux qui parlaient français prononçaient le mot mercredi comme lui le prononçait, «credi».
Et j'imagine comme si je l'entendais en réalité Louis XIV prononcer «credi» en annonçant au petit duc de Saint-Simon qu'il l'invitait à un «Marly» pour «credi».
Le petit duc (dont je présente une photo à droite parce que c'était un petit duc mais un grand écrivain) comprenait très bien car il prononçait lui aussi «
credi», comme toute la Cour.
J'entends Louis XIV car il parlait comme Maurice Duplessis et exerçait le pouvoir de la même manière que lui.
La langue permet, comme vous le voyez, de voyager non seulement dans l'espace (ce que peut faire le premier avion venu) mais aussi dans le temps.
La langue est une machine à voyager dans le temps.
Plus puissante que n'importe quelle machine à remonter le temps qui sera peut-être inventée dans l'avenir.
Peut-être que c'est cette puissance que Gérard de Nerval éprouvait quand il écrivait ce sonnet* où c'est la musique qui se transforme en machine à voyager dans le temps, pour conduire le poète sous Louis XIII, juste un peu avant le temps que j'évoquais tantôt:

Fantaisie

Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize... Et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs.

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens...
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue ! — et dont je me souviens !*

Sur la carte du Québec ci-dessous, la
Mauricie est en rouge et le Saguenay-Lac Saint-Jean est en bleu.


* Évidemment ce poème n'est pas un sonnet (qui comporte 2 quatrains et 2 tercets) car il comporte 4 quatrains. Mais j'ai tellement l'habitude d'associer «Nerval» à «sonnet» que, littéralement, ma croyance m'a empêché de voir la structure de ce poème. Je pourrais corriger ma note et ne plus en parler mais cela me semble une illustration si puissante de la force des croyances que je la laisse telle qu'elle est.
Les croyances empêchent de voir la réalité. CQFD.

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