mardi 18 février 2014

Yeux de serpent

La photo s'intitule « Yeux de serpent ».
Peut-être cet homme qui y apparaît est-il le serpent qui s'adresse au poète dans ce poème :


Les tronçons du serpent

 D'ailleurs les sages ont dit :
« Il ne faut point attacher son cœur aux choses passagères. »

                                                                              SADI, Gulistan




Je veille, et nuit et jour mon front rêve,                                                 [enflammé, 

Ma joue en pleurs ruisselle,

Depuis qu'Albaydé dans la tombe a fermé 

Ses beaux yeux de gazelle.



Car elle avait quinze ans, un sourire ingénu, 

Et m'aimait sans mélange,

Et quand elle croisait ses bras sur son sein nu, 

On croyait voir un ange !



Un jour, pensif, j'errais au bord d'un golfe, ouvert 

Entre deux promontoires,

Et je vis sur le sable un serpent jaune et vert, 

Jaspé de taches noires.



La hache en vingt tronçons avait coupé vivant 

Son corps que l'onde arrose,

Et l'écume des mers que lui jetait le vent

Sur son sang flottait rose.



Tous ses anneaux vermeils rampaient
                                          [en se tordant

Sur la grève isolée,
Et le sang empourprait d'un rouge plus ardent

Sa crête dentelée.



Ces tronçons déchirés, épars, près d'épuiser

 Leurs forces languissantes,

Se cherchaient, se cherchaient, comme pour 
                                                       [un baiser

Deux bouches frémissantes !



Et comme je rêvais, triste et suppliant Dieu

Dans ma pitié muette,

La tête aux mille dents rouvrit son œil de feu,

Et me dit : « Ô poète !



« Ne plains que toi ! ton mal est plus 
                                                [envenimé,

« Ta plaie est plus cruelle ;

« Car ton Albaydé dans la tombe a fermé

« Ses beaux yeux de gazelle.



« Ce coup de hache aussi brise ton jeune essor.

« Ta vie et tes pensées

« Autour d'un souvenir, chaste et dernier trésor,

« Se traînent dispersées.



« Ton génie au vol large, éclatant, gracieux, 

« Qui, mieux que l'hirondelle, 

« Tantôt rasait la terre et tantôt dans les cieux 

« Donnait de grands coups d'aile,



« Comme moi maintenant, meurt près des flots 
                                                       [troublés ;

« Et ses forces s'éteignent,
« Sans pouvoir réunir ses tronçons mutilés 

« Qui rampent et qui saignent. »


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