mardi 14 mars 2017

Amoureux de trois femmes, deux hommes et d'un chien (successivement, simultanément ou les deux, on ne sait pas)

Will Self, cet écrivain britannique que vous voyez dans la photo ci-dessus, « a été amoureux six fois dans sa vie : de trois femmes, de deux hommes et d’un chien. C’est son idylle canine qui lui a le plus appris. »
Voici l'article qu'il a publié à ce sujet dans le mensuel britannique Prospect en novembre dernier et qu'on vient de publier dans Books (ici), traduit par Laurent Bury



Lors de mon premier mariage, la principale lecture de la Bible était un extrait de la première épître de saint Paul aux Corinthiens. Vous connaissez ce texte, qui ne parle que de foi, d’espérance et d’amour : « L’amour est patient, il est plein de bonté ; l’amour n’est pas envieux ; l’amour ne se vante pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il ne soupçonne pas le mal, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il se réjouit de la vérité ; il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. »
En fait, le texte lu lors de notre cérémonie plutôt traditionnelle était tiré de la traduction du roi Jacques (1), qui emploie le mot « charité » plutôt qu’« amour », glissement sémantique non dénué de conséquences, car ce que nous comprenons aujourd’hui comme l’amour entre partenaires sexuels engagés l’un envers l’autre n’a rien à voir avec la bienfaisance. Quand le prêtre proclame : « Or maintenant ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, l’amour ; mais la plus grande de ces choses, c’est l’amour », cette formule n’évoque guère dans notre esprit des actes d’altruisme désinté­ressé. Au contraire, en regardant le couple qui se tient devant l’autel main dans la main, nous réfléchissons à la nature relativement éphémère du phénomène que nous nommons amour romantique, éphémère même par rapport à la durée de plus en plus courte de la plupart des mariages. Nous nous demandons : leur amour durera-t-il ? S’aiment-ils assez ? Le souvenir de cet amour (sinon l’amour lui-même) les aidera-t-il à traverser les moments difficiles ?
Un mariage anglican est une cérémonie étrange, même si le rituel moderne s’est débarrassé des injonctions sévères qui ont préfacé ma première (et lamentablement brève) union conjugale. Le prêtre ne dit plus à l’assemblée que le mariage a été institué en premier lieu pour la procréation, et en second lieu comme « un remède au péché, et pour éviter la fornication, afin que ceux qui n’ont pas reçu le don de la continence puissent se marier et demeurer des membres purs du corps du Christ ». Au lieu de quoi on nous offre un émouvant substitut, accompagné de tapotements de tambourin et de grattements de guitare : « Le don du mariage rapproche les époux dans le plaisir et la tendresse de l’union sexuelle et de l’engagement dans la joie jusqu’à la fin de leurs jours. » Une conception délicieusement naïve, me semble-t-il, de la faculté de l’être ­humain moderne, pourri gâté, adepte d’une sexualité aussi raffinée qu’instantanée, à respecter jusqu’au bout l’engagement marital, éminemment mortel.

Qu’on soit passé d’une vision du mariage comme sédatif approuvé par la loi à la joyeuse acceptation de la concupiscence humaine s’explique par toutes sortes de facteurs, dont bien sûr le changement de statut des femmes dans la société. Pourtant, je dirais que le changement numéro un est survenu dans notre perception de l’amour roman­tique. Il est peut-être un peu ­banal de dire que, depuis que nous avons perdu notre élan religieux, notre besoin de transcendance (et, par extension, d’immortalité) prend de plus en plus la forme d’une envie de romantisme, mais les parallèles entre ces deux états affectifs sont légion.

Affirmer que l’amour romantique a une histoire peut sembler absurde à beaucoup de gens (2). Après tout, quoi que l’on puisse dire de notre existence étrange et illusoire, une donnée semble incontestable : la nature humaine. Si nous entendons par là des qualités inscrites dans nos gènes, l’amour romantique n’a pas d’histoire, puisque pour l’essentiel notre anatomie est restée inchangée depuis à peu près 250 000 ans. Mais notre perception de cette nature change constamment, à une vitesse invraisemblable. Dire que l’amour romantique est une invention médiévale – une façon d’être riche en retombées culturelles colportées de château en château par les luthistes de ce temps-là, tout aussi émouvants –, semble conduire à nier toute délicatesse de sentiment chez ceux qui vivaient avant. Cléopâtre n’aimait-elle pas Marc-Antoine ? Et Ève, Adam ? Nous le ressentons au plus profond de nous, cet amour sauvage et improbable qu’il nous arrive d’éprouver pour quelqu’un. Or ce sentiment vient en partie de l’idée irrésistible que ce désir d’amour est constitutif de ce que nous sommes et de ce que nous avons toujours été.
Ce qui nous conduit assez logiquement à la psychose de tout un chacun. Freud avait une conception très sombre de l’amour romantique : il y voyait un état délirant infligée chez les pauvres phénotypes que nous sommes par des processus évolutifs génotypiques, aussi insensibles qu’inexorables. En cela il ne faisait que suivre Schopenhauer, dont le cynisme revigorant considère la plus jolie et la plus séduisante des femmes comme dotée des « armes et attributs nécessaires à la protection de son existence, et juste aussi longtemps que ces qualités lui ­seront utiles […] Tout comme la ­fourmi femelle perd après l’accouplement ses ailes devenues superflues, voire dangereuses pour la reproduction, la femme perd le plus souvent sa beauté après avoir donné naissance à un ou deux enfants, et probablement pour les mêmes raisons » (3).
Quantité d’exposés sociobiologiques, depuis les eugénistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe jusqu’aux psychologues évolutionnistes de notre époque, affichent le même réductionnisme élastique : ils nous renvoient à la figure la réalité animale de notre sexualité, malgré tout le soin avec lequel nous tentons d’ôter les sous-vêtements de l’être aimé. Mais, en fait, les sociobiologistes sont en phase avec le mariage anglican version Bible du roi Jacques, qui fait taire nos gazouillis enamourés par son austère insistance sur la « procréation » et la « continence ». Beaucoup des problèmes que nous rencontrons dans notre vie amoureuse collective viennent de ce que nous refusons d’accepter notre ­nature charnelle. Les robes de tulle dont nous enveloppons notre amour et les sentiments éthérés avec lesquels nous le propulsons évoquent davantage les ailes dangereusement superflues des anges que celles des fourmis.
Pourtant, si manichéenne que puisse être l’analyse chrétienne du sentiment amoureux, qui nous divise entre singes fornicateurs et demi-dieux procréateurs, elle offre au moins une mesure à l’aune de laquelle régler notre existence. Trop de fornication ? Faites preuve d’un peu plus de continence – quelques visites à l’église vous aideront sans doute à vous maîtriser, à moins que l’idée de Marie enceinte et de son insémination par un donneur fantôme ne vous excite. Trop de continence ? Procréez pendant quelques années, jusqu’à ce que l’accroissement ­naturel prive votre moitié de ses charmes.
Cette perspective paraît assez terrible, mais adopter le point de vue athée de Freud n’égaie guère le tableau. L’amour romantique lui semble une forme de fétichisme, qui transvase peu à peu nos élans de pervers polymorphe dans la fiole parcimonieuse de l’amour conjugal. Très bien. Mais si on peut, du moins en théorie, dissoudre les autres névroses simplement en les hissant à la surface de la conscience, il n’est pas du tout certain qu’une acceptation profonde de notre animalité nous aide réellement à devenir plus humains. Les premières victimes de la révolution sexuelle des années 1960 furent sans doute les jeunes femmes vulnérables, contraintes à la promiscuité sexuelle au nom de l’éga­lité, tout comme le patriarcat les avait séquestrées pour défendre des valeurs opposées. Freud était particulièrement fasciné par la façon dont les chiens se reniflent l’anus et les organes génitaux ; si j’ai bien compris, il suggère dans Malaise dans la civilisation que chaque nouveau progrès accompli par l’être humain, de la verticalisation au pont de Brooklyn, est le résultat de notre besoin irrésistible de mettre fin à cet affreuse olfaction.
Je ne sais pas pour vous, mais, en ce qui me concerne, après un certain nombre d’années passées sur cette vaste et verte planète qui ne cesse de procréer, je commence à avoir du mal à croire au sexe, et plus encore à l’amour.
Mettre ça dedans ? La laisser faire ci à ça ? Émettre ce bruit-là ? Je ne crois pas, non… Tout ça est grotesque et pas naturel pour un sou.
Je n’ai tout de même pas poussé le refoulement aussi loin que John Ruskin qui, le soir de ses noces, fut si horrifié par la toison pubienne de sa jeune épouse qu’il retourna pour toujours au célibat. Mais la mode actuelle, qui est à l’épilation totale des jeunes pubis féminins, devrait nous donner matière à réflexion. Qu’indique la volonté délibérée et massive de conserver un pubis imberbe à l’âge adulte, sinon que les jeunes femmes se transmettent les unes aux autres l’idée que tous les hommes sont par essence des pédophiles ?
C’est peut-être vrai, car quand on y pense, la panoplie des comportements que nous considérons comme romantiques – envoi de billets doux, élaboration d’un lexique partagé à base de noms d’animaux de compagnie – est tout aussi infantile. Qu’est-ce que l’amour dès lors sinon un jeu enfantin du faire-­semblant  ?
J’ai été amoureux six fois dans ma vie : trois fois de femmes, deux d’hommes, une fois d’un chien. Je reviendrai plus loin sur cette instructive relation ­canine, mais tentons d’abord d’analyser ce qu’« être amoureux » veut dire. Les Grecs anciens distinguaient entre les formes érotiques et pacifiques de l’amour, entre eros et agape. Agape, qui renvoie au sens premier à toutes les formes d’affection, en est venu à désigner une sorte d’amour inconditionnel et universel, ce qui le rapproche étonnamment de l’amour charitable glorifié par saint Paul. Ni agape ni eros ne correspondent exactement à notre idée de dévotion chrétienne désintéressée ou de folle passion égoïste. Mais, à mon avis, il est impossible de faire une distinction claire entre agape et eros dans un univers affectif humain caractérisé par les relations multiples et à court terme, qu’elles soient successives ou simultanées. Dans notre monde moderne, aussi bien eros qu’agape risquent de partir en fumée.
On considère souvent l’opéra Tristan et Iseut, de Wagner, comme le sommet du romantisme. Les amants malheureux et, dans les faits, adultères choisissent le suicide plutôt que d’affronter la séparation imposée par la morale conventionnelle. C’est un trope assez connu. Connu, aujourd’hui comme à l’époque, car incarné de mille façons – chansons populaires, ballades et poèmes, séries télé ou des tubes de variété. Tristan et Iseult se soucient peu de mourir. Au royaume de la nuit – et de la mort –, ils sont voués à rester ensemble pour l’éternité, alors pourquoi ne pas réaliser et transcender cette éternité dans une jouissance qui entraîne en même temps la dissolution ? La logique inexorable du véritable amour romantique n’exige rien d’autre. Tout comme votre vie ­n’aura été qu’un gâchis tragique – sur le plan affectif, spirituel et physique – si vous et l’une des 8 milliards de personnes que le destin vous réserve ne s’entendent pas, vous atteindrez la réussite suprême si vous pouvez être assuré d’un amour immortel, même s’il faut pour cela un pacte suicidaire.
Grotesque, non ? À notre époque si prodigue en conseils amoureux et où prévaut une conception des rela­tions humaines rationnelle et axée sur les coûts-avantages, il est absurde d’avoir encore une vision aussi destructrice et autodestructrice du sens de la vie. Est-il possible qu’il n’existe rien d’autre ? Se peut-il vraiment que chacun de nous soit venu au monde à la seule fin de trouver un autre être particulier qui lui est mystérieusement destiné, et de fusionner avec lui de façon tout aussi mystérieuse pour former une sorte de mélasse sentimentale traversant le temps ?
Si seulement l’amour moderne se résumait à cela, si seulement nous en étions restés à ce grand sketch wagnérien de l’abnégation de soi, si facile à percer à jour pour des gens qui ont ­appris à se considérer comme les maîtres de leur propre destin, je soupçonne que nous à ce stade nous ne tomberions plus dans le panneau. Mais l’amour, comme les grandes idéologies, a su s’adapter. L’amour s’est mondialisé. L’amour a été doté de sa Déclaration universelle des droits de l’homme.
L’aile militante du parti amoureux commet ce que l’on appelle, pour les pardonner à moitié, des crimes passionnels [en français dans le texte]. Nous ne condamnerions jamais deux amoureux dont l’union a mal tourné, et donc nous avons du mal à les blâmer lorsqu’ils s’en prennent à tout ce qui bloque les rouages du destin, qu’il s’agisse des liens du mariage ou de leur conjoint, ce maudit despote. La sévé­rité avec laquelle nous jugeons ceux qui commettent des indélicatesses financières ne s’étend jamais, absolument ­jamais aux adultères : ne jugez pas, et vous ne serez pas jugé ! Et comme il est tout à fait improbable de gagner à la loterie de l’amour, il y a de grandes chances pour que ceux qui se croient en position de juger se sentent eux-mêmes, en fait d’amour, bien mal lotis. Dans l’attente plaintive de connaître eux-mêmes la conflagration amoureuse, sans que cela les empêche par ailleurs de forniquer allègrement.
L’amour déforme notre jugement ­moral, exigeant toujours que nous ­posions et réparions les clôtures de la monogamie, isolant un nouveau champ où cultiver une nouvelle famille. Démo­graphie et technologie marchent ici main dans la main, ou plutôt éprouvette en main. Comme nous vivons de plus en plus vieux et que la procréation assistée est possible jusqu’à un âge de plus en plus avancé, nous avons du mal à nous convaincre que cette idylle tardive est enfin la bonne, alors qu’il y a des chances pour que nous nous soyons déjà dit cela plusieurs fois dans le passé. Il n’y a pas d’autre amoureux que vous, et votre venue a été annoncée par mille livres, pièces de théâtre et films.
Si, par le passé, l’amour romantique était passionnément dénué de principes, il doit aujourd’hui se conformer à la législation des droits de l’homme. Oui : vous devez traiter cette sorcière, ce sorcier qui vous a envoûté avec le même respect vaguement aseptisé que vous manifestez envers vos collègues de travail. Les liaisons passionnées et impro­bables doivent être dûment homologuées et conformes aux bonnes pratiques. On remarque souvent qu’à l’heure où la monogamie sérielle coexiste avec la famille nucléaire, nous faisons peser une trop forte pression sur le conjoint : nous voulons qu’il soit à la fois continent et désinhibé, nous recherchons à la fois un bon compagnon et un amant endiablé. En fait, c’est même bien pire. Nous exigeons de nos relations intimes qu’elles soient à la fois assez nobles pour l’éternité et assez dérisoires pour alimenter le quotidien. Nous voulons que notre amoureux meure avec nous en accédant simultanément au sommet de l’extase sexuelle, mais qu’il se relève ensuite pour nous préparer un œuf à la coque avec des mouillettes.
C’est le plus sûr moyen de tout rater, et d’ailleurs je me considère comme un raté. Comme je l’ai dit plus haut, dans ma vie j’ai été amoureux de trois femmes, de deux hommes et d’un chien. Par décence, je ne dirai rien de mes relations humaines. Mais ma période canine a été instructive. Bien sûr, cette liaison n’a pas été consommée physiquement – sinon par des câlins –, même si nous dormions dans le même lit. En fait, pour paraphraser Wittgenstein, c’est précisément parce que si un chien amoureux pouvait parler nous ne comprendrions pas ses mots doux que nous restons si parfaitement épris de l’animal et l’animal de nous. La barrière de l’espèce est tout ce que nous pouvons dresser en lieu et place de ces murs du couvent qui séparaient Héloïse et Abélard. D’ailleurs je ne vois pas comment on pourrait éviter un sentiment d’échec face aux termes affectueux en usage aujourd’hui. Nous échouons en faisant notre choix, lequel n’en est pas un, vu notre certitude que notre partenaire nous est donné par prédétermination astrale. Et nous échouons à répétition dans l’action même d’aimer, qui nous oblige à être altruiste et en même temps égoïste jusqu’à l’auto-annihilation.
L’amour romantique a toujours été le tueur à gages de la monogamie : une fois que le contrat sur votre tête a été rempli, vous ne pouvez plus faire le moindre pas de côté : le demi-dieu joufflu vous a déco­ché sa flèche dans le cœur. Après cela, passer la bague au doigt n’est plus qu’une formalité: « jusqu’à ce que la mort nous sépare », c’est bien peu de chose, comparé à l’éternité ! Le problème est pourtant que les nouvelles technologies, et les réseaux sociaux qu’elles ont créés, nous guident, grâce au fil d’or du code informatique, à travers un labyrinthe de rencontres possibles, vers des gens dont nous sommes incités à penser qu’ils sont non seulement compatibles, mais idéaux. Très rationnellement, nous savons en notre for intérieur qu’il existe des dizaines, et même des millions, de partenaires poten­tiels qui pourraient tout à fait devenir notre amoureux au long cours et nous rendre heureux. Mais, s’il y a bien une chose que nous comprenons à la psychose de tout un chacun, c’est qu’elle n’a absolument rien de rationnel. De plus, son irrationalité même semble liée à l’idée d’être une personne absolument unique que nous nous faisons de nous-mêmes.
Je pense moi aussi que chaque être est unique, mais seulement parce qu’il possède ses propres coordonnées spatio-temporelles. Pour ce qui est de la personnalité, j’ai bien peur que notre individualité soit plus apparente que réelle, et le grand paradoxe d’Internet est que nous essayons constamment de nous convaincre les uns les autres de notre insigne particularité en partageant des informations sur nos activités panurgiques. C’est peut-être cela, l’amour romantique : une aspiration, un désir d’accéder à un état de particularité absolue, un état qui échappe forcément à la condition humaine, soumise à des pulsions extrêmement banales. Pas étonnant que nous soyons soit déçus soit non payés de retour.
L’amour non partagé est le plus parfait car, par définition, il ne fournit ­aucune ­occasion de perdre ses illusions. J’ai un ami qui voue depuis des années une passion incontrôlable à une femme. Ses assauts répétés n’ont rien donné : malgré les nombreux refus qu’il a essuyés, il ne se laisse pas décourager. Au bout de trois ans de ce jeu-là, il a obtenu une concession. Elle est musicienne et l’a autorisé à venir à ses concerts à la stricte condition qu’il ne tente pas de lui parler ; il a en revanche le droit de lui écrire, une fois par semaine, droit dont il use, et copieusement, même s’il n’obtient jamais de réponse. Avec notre tendance à tout psychologiser, on dirait au mieux que cela relève de la névrose et au pire que cela ressemble à un pacte de harcèlement par consentement mutuel. J’ignore entièrement ce qu’en retire l’objet de son désir. Peut-être y voit-elle simplement un moyen de maîtriser un individu qu’elle juge dangereux. J’espère que non.
Le malheur de mon ami me rappelle les Tzadikim Nistarim, les 36 Justes de la mythologie juive. Ces individus ne sont pas connus de nous, ni d’eux-mêmes. Quand l’un d’eux meurt, il est remplacé grâce à quelque procédé occulte. Le rôle des Tzadikim Nistarim est de justifier l’humanité aux yeux de Dieu, tâche qu’ils accomplissent par le simple fait d’exister. Et nous croyons en l’amour romantique – avec plus de ferveur qu’en l’utopie communiste ou la main invisible du marché – , nous y croyons comme s’il existait sur terre 36 individus dont l’amour n’est pas payé de retour, dont le rôle serait de justifier l’insatiable désir de l’humanité aux yeux de… Cupidon.
Il faut que ces 36 aiment d’un amour non partagé. Pourquoi ? Pourquoi l’exemple des couples aimants, parfaits, ne peut-il nous inspirer ? Eh bien, pour des raisons évidentes : parce qu’ils s’aiment d’un amour sans partage. Ils s’aiment comme deux vases qui se remplissent l’un l’autre sans répandre une seule goutte de leur contenu, de sorte qu’il ne reste rien pour nous.
Et pourtant, c’est une erreur, à mon sens, d’imaginer que les personnes liées par un engagement religieux ne peuvent s’accommoder de l’amour roman­tique ou sexuel. Rowan Williams, ex-archevêque de Canterbury, a écrit en 1989 un texte superbe intitulé « La grâce du corps ». C’était sa réponse au débat suscité par les prêtres homosexuels au sein de l’Église anglicane. Williams y propose une vision du mariage comme meilleur moyen possible d’arriver à une union parfaite : spirituelle, sentimentale et surtout physique. Voici ce qu’il écrit de l’amour sexuel : « Pour que mon corps soit cause de joie, un but de retrouvailles, il doit être là pour quelqu’un d’autre, être perçu, accepté, nourri ; et pour cela, il doit s’adonner à créer la joie en cet autre. » Pour Williams, se laisser façonner à l’image de l’amour de l’être aimé a quelque chose d’effrayant ; seule une union conjugale durable nous accorde le cadre fermé où nous pouvons nous abandonner ainsi.
C’est une perspective attrayante, et même émouvante, mais bien sûr, ce qui la rend vraiment viable pour Williams, c’est qu’il s’agit d’une synecdoque de l’amour de Dieu pour toute l’humanité (4). Rappelez-vous, Dieu nous aime entièrement et de manière inconditionnelle, telle est la nature de la grâce qu’il nous accorde. À son tour, l’être aimé, ce petit dieu, nous accorde sa grâce en adorant même ces aspects de notre personnalité et de notre corps que nous avons beaucoup de mal à accepter.
Notre problème, c’est que beaucoup d’entre nous – moi le premier, qui ai ­choisi cette lecture de la première épître de saint Paul aux Corinthiens – ne croient pas du tout en Dieu ; pour nous, seul l’amour « supporte tout, croit tout, espère tout, endure tout », c’est pourquoi il y a eu ce glissement sémantique de « charité » vers « amour » entre la traduction de la Bible du roi Jacques et les versions ultérieures, je serais prêt à le parier. Nous ne vénérons pas les ­autels d’une divinité bienveillante et toute-puissante, nous nous prosternons devant un dieu capricieux qui nous nargue par le fait même de nos désirs impossibles à assouvir.
Tout cela devrait nous amener à cette conclusion : si tu ne peux pas être avec la personne que tu aimes, aime la personne avec laquelle tu es (5). Parce que, il faut bien le reconnaître, la personne qu’on aime est précisément cela : LA personne, la personne impossiblement unique, qui est néanmoins entièrement modelée ­selon les directives de notre désir très spécifique. Quant à la personne avec qui on est, eh bien, vous en conviendrez, j’en suis sûr : on ne l’aime peut-être pas tant que ça, mais elle mérite toute notre charité.

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Notes

1. Cette traduction de la Bible, réalisée à la demande du roi Jacques Ier d’Angleterre (King James), date de 1611.
2. Will Self fait allusion au livre de Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, qui fut un bestseller international après la Seconde Guerre mondiale.
3. Sur les femmes, 1851.
4. Une synecdoque, nous dit Le Petit Robert, est « une figure de rhétorique qui consiste à prendre le plus pour le moins, la matière pour l’objet, l’espèce pour le genre, la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel, ou inversement ».
5. Citation de la chanson Love the One You’re With, du chanteur folk-rock américain Stephen Stills.

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