Publié dans le magazine Books, juillet-août 2018
Le plus grand penseur nazi
Considéré comme le plus important philosophe allemand du XXè siècle, Heidegger était un membre actif du Parti nazi.
Il a vu dans la doctrine hitlérienne une incarnation de sa propre conception du monde.
Né la même année qu’Hitler, coïncidence qui lui paraissait faire sens, Martin Heidegger publie son maître ouvrage, L’Être et le temps, en 1927. Il est élu l’année suivante à la chaire de l’université de Fribourg laissée vacante par Edmund Husserl, qui avait pris sa retraite. Il est élu recteur de cette université le 21 avril 1933 et rejoint les rangs du Parti nazi dix jours plus tard. Dans son Discours du rectorat, le 27 mai, il se félicite que le national-socialisme ait réveillé « les forces de la terre et du sang ». En novembre de la même année il signe le « Serment de loyauté des professeurs allemands à Adolf Hitler et à l’Etat national-socialiste ». Dans deux adresses aux étudiants ce même mois, il salue en Hitler « la réalité allemande d’aujourd’hui et du futur, ainsi que sa loi », et exprime l’espoir que le mouvement nazi accomplira « une transformation totale de notre Dasein [l’être-là] allemand ». Il venait de faire entrer les lois raciales nazies dans l’université. Les étudiants juifs ne peuvent plus prétendre aux bourses désormais réservées aux « Allemands aryens ». Le philosophe refuse de diriger les travaux de recherche d’étudiants juifs.
On ignore [pourquoi] Heidegger démissionne de son poste de recteur en avril 1934. Selon l’historien du IIIè Reich Richard J. Evans, cette décision ne doit pas être mise sur le compte d’une soudaine défiance à l’égard du nazisme, mais sur une incompatibilité foncière du philosophe avec les fonctions d’administrateur. Après sa démission, il rejoint d’ailleurs pour deux ans le Comité pour la philosophie du droit. Au sein de l’Académie de droit allemand, ce comité joua un rôle consultatif dans l’élaboration des lois de Nuremberg de 1935, qui privèrent les juifs de leurs droits civiques. Il comptait dans ses rangs plusieurs figures nazies, comme Carl Schmitt et Alfred Rosenberg, lequel semble avoir rivalisé avec lui pour tenir la position de philosophe du parti nazi. Dans un séminaire tenu en 1934, Heidegger reproche aux « peuples sémitiques », ces « déracinés », d’être incapables d’apprécier les qualités existentielles de l’ « espace » (Raum) allemand. Dans un cours donné en 1935, intitulé « Introduction à la métaphysique », il évoque « la vérité et la grandeur internes » du national-socialisme.
Heidegger restera professeur à l’université de Fribourg et membre du parti nazi jusqu’à la fin de la guerre. Nulle part dans ses textes, assure le philosophe américain Richard Wolin, il « n’a formulé la moindre objection à la politique nazie ; pas plus dans ses cours que dans ses essais ou sa correspondance » («Heidegger, l’antisémitisme en toutes lettres, Books octobre 2014).
La publication en 2014 des premiers volumes de ses Cahiers noirs, intitulés ainsi en raison de la couleur de leur couverture, a relancé la polémique sur la question de la relation entre le le nazisme de Heidegger et la teneur même de sa philosophie. Faut-il considérer que son engagement politique et sa pensée profonde étaient deux mondes distincts, ou doit-on parler d’interpénétration ? Les spécialistes sont aussi passionnés que divisés. Richard Wolin est de ceux qui plaident pour l’interpénétration. Comme en témoigne son livre La politique de l’être : la pensée politique de Heidegger, paru en français en 1992, il a exploré le sujet bien avant la publication des Cahiers noirs. Or ces textes ne sont « ni un journal philosophique ni une compilation de pensées recueillies au fil de l’eau », écrit Wolin, « ce sont des réflexions approfondies sur les problèmes métapolitiques essentiels de l’époque, examinés par le philosophe dans la perspective raffinée de son “histoire de l’Etre” » et destinés par lui à former les derniers volumes de son œuvre. On y trouve quantité de passages éloquents, comme celui-ci : « L’accroissement de la puissance […] de la judéité a son fondement dans le fait que la métaphysique de l’Occident, surtout dans son déploiement moderne, a offert le lieu de départ pour la propagation d’une rationalité et d’une capacité de calcul qui seraient entièrement vides si elles n’avaient pas réussi à se ménager un abri dans “l’esprit”, sans pour autant jamais pouvoir saisir à partir d’elles-mêmes les domaines de décision cachés […]. Plus les décisions et les questionnements à venir se font originels et primordiaux, plus ils sont appelés à demeurer inaccessibles à cette “race” » (les Juifs).
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Le plus grand penseur nazi
Considéré comme le plus important philosophe allemand du XXè siècle, Heidegger était un membre actif du Parti nazi.
Il a vu dans la doctrine hitlérienne une incarnation de sa propre conception du monde.
Né la même année qu’Hitler, coïncidence qui lui paraissait faire sens, Martin Heidegger publie son maître ouvrage, L’Être et le temps, en 1927. Il est élu l’année suivante à la chaire de l’université de Fribourg laissée vacante par Edmund Husserl, qui avait pris sa retraite. Il est élu recteur de cette université le 21 avril 1933 et rejoint les rangs du Parti nazi dix jours plus tard. Dans son Discours du rectorat, le 27 mai, il se félicite que le national-socialisme ait réveillé « les forces de la terre et du sang ». En novembre de la même année il signe le « Serment de loyauté des professeurs allemands à Adolf Hitler et à l’Etat national-socialiste ». Dans deux adresses aux étudiants ce même mois, il salue en Hitler « la réalité allemande d’aujourd’hui et du futur, ainsi que sa loi », et exprime l’espoir que le mouvement nazi accomplira « une transformation totale de notre Dasein [l’être-là] allemand ». Il venait de faire entrer les lois raciales nazies dans l’université. Les étudiants juifs ne peuvent plus prétendre aux bourses désormais réservées aux « Allemands aryens ». Le philosophe refuse de diriger les travaux de recherche d’étudiants juifs.
On ignore [pourquoi] Heidegger démissionne de son poste de recteur en avril 1934. Selon l’historien du IIIè Reich Richard J. Evans, cette décision ne doit pas être mise sur le compte d’une soudaine défiance à l’égard du nazisme, mais sur une incompatibilité foncière du philosophe avec les fonctions d’administrateur. Après sa démission, il rejoint d’ailleurs pour deux ans le Comité pour la philosophie du droit. Au sein de l’Académie de droit allemand, ce comité joua un rôle consultatif dans l’élaboration des lois de Nuremberg de 1935, qui privèrent les juifs de leurs droits civiques. Il comptait dans ses rangs plusieurs figures nazies, comme Carl Schmitt et Alfred Rosenberg, lequel semble avoir rivalisé avec lui pour tenir la position de philosophe du parti nazi. Dans un séminaire tenu en 1934, Heidegger reproche aux « peuples sémitiques », ces « déracinés », d’être incapables d’apprécier les qualités existentielles de l’ « espace » (Raum) allemand. Dans un cours donné en 1935, intitulé « Introduction à la métaphysique », il évoque « la vérité et la grandeur internes » du national-socialisme.
Heidegger restera professeur à l’université de Fribourg et membre du parti nazi jusqu’à la fin de la guerre. Nulle part dans ses textes, assure le philosophe américain Richard Wolin, il « n’a formulé la moindre objection à la politique nazie ; pas plus dans ses cours que dans ses essais ou sa correspondance » («Heidegger, l’antisémitisme en toutes lettres, Books octobre 2014).
La publication en 2014 des premiers volumes de ses Cahiers noirs, intitulés ainsi en raison de la couleur de leur couverture, a relancé la polémique sur la question de la relation entre le le nazisme de Heidegger et la teneur même de sa philosophie. Faut-il considérer que son engagement politique et sa pensée profonde étaient deux mondes distincts, ou doit-on parler d’interpénétration ? Les spécialistes sont aussi passionnés que divisés. Richard Wolin est de ceux qui plaident pour l’interpénétration. Comme en témoigne son livre La politique de l’être : la pensée politique de Heidegger, paru en français en 1992, il a exploré le sujet bien avant la publication des Cahiers noirs. Or ces textes ne sont « ni un journal philosophique ni une compilation de pensées recueillies au fil de l’eau », écrit Wolin, « ce sont des réflexions approfondies sur les problèmes métapolitiques essentiels de l’époque, examinés par le philosophe dans la perspective raffinée de son “histoire de l’Etre” » et destinés par lui à former les derniers volumes de son œuvre. On y trouve quantité de passages éloquents, comme celui-ci : « L’accroissement de la puissance […] de la judéité a son fondement dans le fait que la métaphysique de l’Occident, surtout dans son déploiement moderne, a offert le lieu de départ pour la propagation d’une rationalité et d’une capacité de calcul qui seraient entièrement vides si elles n’avaient pas réussi à se ménager un abri dans “l’esprit”, sans pour autant jamais pouvoir saisir à partir d’elles-mêmes les domaines de décision cachés […]. Plus les décisions et les questionnements à venir se font originels et primordiaux, plus ils sont appelés à demeurer inaccessibles à cette “race” » (les Juifs).
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