dimanche 18 juillet 2021

Le projet de Renan est de donner à des événements réputés surnaturels une explication naturelle


 « Ernest Renan était un petit Breton élevé dans un catholicisme fervent, destiné à être prêtre. Pendant ses études au séminaire, sa foi s’est mise à vaciller. Au terme d’un long et douloureux combat intérieur, il a renoncé à servir un dieu auquel il n’était plus certain de croire. Il est devenu historien, philologue, orientaliste. Il pensait que pour écrire l’histoire d’une religion le mieux est d’y avoir cru et de ne plus y croire. C’est dans ces dispositions qu’il a entrepris son grand œuvre dont le premier volume, la Vie de Jésus, a soulevé en 1863 un énorme scandale. 

Savant paisible et animé par le goût de la connaissance pure, Renan a été un des hommes les plus haïs de son temps. On l’a excommunié, on lui a repris sa chaire au Collège de France. Tous les grands pamphlétaires de la droite catholique, Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, J.K. Huysmans, l’ont traîné dans la boue. Voici, pour donner le ton, quelques lignes de Bloy : « Renan, le Dieu des esprits lâches, le sage entripaillé, la fine tinette scientifique d’où s’exhale vers le ciel, en volutes redoutées des aigles, l’onctueuse odeur d’une âme exilée des commodités qui l’ont vu naître. » 

Des gens dont je respecte le goût sans le partager tiennent Bloy pour un très grand écrivain. Ce sont les mêmes qui, de toute la Bible, retiennent avant tout le verset de l’Apocalypse disant que Dieu « vomit les tièdes ». Renan prêtait le flanc, il faut l’avouer, à cette caricature. Il était gras, bonasse, calé dans son fauteuil par de douillets petits coussins, avec une figure de chanoine et cet air de faux cul, peut-être trompeur, qui a beaucoup desservi le pape Benoît XVI. Cela dit, ce qui pendant plusieurs générations l’a fait considérer comme l’Antéchrist, au point qu’on courait se confesser après avoir vu l’un de ses livres dans la vitrine d’une librairie, m’apparaît et devrait apparaître, je pense, à une grande partie de mes lecteurs comme une exigence minimale de rigueur et de raison. (C’est ce que je pense aujourd’hui, bien sûr : si j’avais lu Renan il y a vingt ans, quand j’étais catholique dogmatique, je l’aurais détesté et j’en aurais même été fier.) 

Tout le projet de Renan est de donner à des événements réputés surnaturels une explication naturelle, de ramener le divin à l’humain et la religion sur le terrain de l’histoire. Il veut bien que chacun pense ce qu’il veut, croie ce qu’il veut, il est tout sauf sectaire, simplement chacun son métier. Lui a choisi d’être historien, pas prêtre, et le rôle d’un historien n’est pas, ne peut pas être de dire que Jésus est ressuscité, ni qu’il est le fils de Dieu, seulement qu’un groupe de gens, à un certain moment, dans des circonstances qui méritent d’être racontées en détail, se sont mis en tête qu’il était ressuscité, qu’il était le fils de Dieu, et sont même parvenus à en persuader d’autres. 

Refusant de croire à la résurrection et plus généralement aux miracles, Renan raconte la vie de Jésus en essayant de savoir ce qui a pu réellement, historiquement se passer, que les premiers récits rapportent en le déformant en fonction de leur croyance. Devant chaque épisode de l’Évangile, il fait le tri : ça oui, ça non, ça peut-être. Sous sa plume, Jésus devient un des hommes les plus remarquables et influents qui aient vécu sur terre, un révolutionnaire moral, un maître de sagesse comme le Bouddha – mais pas le fils de Dieu, pour la simple raison que Dieu n’existe pas. 

La Vie de Jésus reste plus instructive et agréable à lire que 99 % des livres qui chaque année continuent à paraître sur le même sujet, mais elle a quand même mal vieilli. Ce qu’elle avait de nouveau n’est plus nouveau, l’élégante fluidité de son style, très IIIe République, tourne souvent à l’onctuosité, et il est difficile pour le lecteur contemporain de ne pas être agacé quand Renan loue Jésus d’avoir été le prototype du « galant homme », d’avoir « possédé au plus haut degré ce que nous regardons comme la qualité essentielle d’une personne distinguée, je veux dire le don de sourire de son œuvre », ou oppose favorablement ses « fines railleries » de sceptique à la croyance obtuse et fanatique de Paul – sa bête noire. 

Mais la Vie de Jésus n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le plus passionnant, ce sont les six volumes suivants de l’Histoire des origines du christianisme, où est racontée en détail cette histoire beaucoup moins connue : comment une petite secte juive, fondée par des pêcheurs illettrés, soudée par une croyance saugrenue sur laquelle aucune personne raisonnable n’aurait misé un sesterce, a en moins de trois siècles dévoré de l’intérieur l’Empire romain et, contre toute vraisemblance, perduré jusqu’à nos jours. Et ce qui est passionnant, ce n’est pas seulement l’histoire en soi extraordinaire que Renan raconte, mais l’extraordinaire honnêteté avec laquelle il la raconte, je veux dire sa façon d’expliquer au lecteur comment il fait sa cuisine d’historien : de quelles sources il dispose, comment il les exploite et en vertu de quels présupposés. J’aime sa façon d’écrire l’histoire, non pas ad probandum, comme il dit, mais ad narrandum : pas pour prouver quelque chose, mais simplement pour raconter ce qui s’est passé. J’aime sa bonne foi têtue, le scrupule qu’il met à distinguer le certain du probable, le probable du possible, le possible du douteux, et le calme avec lequel il répond aux plus violents de ses critiques : « Quant aux personnes qui ont besoin, dans l’intérêt de leur croyance, que je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme de mauvaise foi, je n’ai pas la prétention de modifier leur opinion. Si elle est nécessaire à leur repos, je m’en voudrais de les désabuser. »

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