Vous pouvez avoir accès à cet article -qui contient une interview de 2008, sur Épicure et l'épicurisme- en cliquant sur l'image ci-dessus ou ici.
Mais l'interview me semble si importante, pour faire contrepoids à ces maladies que sont les religions, que je la reproduis in extenso :
Professeur à Paris-I Sorbonne, où il animait un séminaire intitulé «Marx au XXIe siècle», Jean Salem était avant tout spécialiste du matérialisme antique (Démocrite, Epicure, Lucrèce...). Né le 16 novembre 1952 à Alger, il était le fils d’Henri Alleg, auteur de « la Question », ce fameux essai qui avait dénoncé l'usage de la torture par l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Il est mort dans la nuit du 13 au 14 janvier 2018, à Rueil-Malmaison, victime d'une tumeur au cerveau.
Auteur de nombreux livres, dont « Tel un dieu parmi les hommes : l'éthique d'Épicure » (Vrin, 1989) et « le Bonheur ou l'Art d'être heureux par gros temps » (Bordas, 2006), Jean Salem nous avait expliqué, dans « Le Nouvel Observateur » en 2008, pourquoi les préceptes d'Épicure restent un excellent antidote contre les poisons du monde moderne.
Le Nouvel Observateur. Commençons par les malentendus courants au sujet de l'hédonisme épicurien. Qu'est-ce que le véritable épicurisme au regard de cette conception très vulgarisée ?
Jean Salem. Les contrefaçons actuelles de l'hédonisme, on pourrait grosso modo les résumer par cette phrase que saint Paul prête aux impies: « Mangeons, buvons, car demain nous mourrons. » Ainsi la vie se résumerait à une chasse aux plaisirs, un peu animale, cumulative, contre le temps qui passe. Cette manière d'être hédoniste est évidemment mêlée à une grande angoisse de mort. Raison pour laquelle elle est bien en phase avec cette sorte de psychose maniaco-dépressive si courante aujourd'hui.
L'hédonisme épicurien, au contraire, se propose de calculer les plaisirs et les peines de façon précautionneuse. Tout bien pesé, il faut savoir se passer de certains plaisirs, nous dit-il, quand ceux-ci se paient de beaucoup de chagrins, de douleurs, d'embrouillaminis. Tout désir devient pathogène à partir du moment où il est infini. Le premier de ces désirs infinis étant l'envie de vivre toujours, qui est l'envers de la crainte de la mort.
Qu'est-ce qu'une " vie bonne " ?
N. O. Alors justement, comment Épicure opère-t-il ce tri entre désirs sains et désirs pathologiques ?
J. Salem. On connaît les trois grandes catégories de désirs que distingue l'épicurisme antique. D'un côté, les désirs naturels et nécessaires : la faim ou la soif. Mais aussi le désir d'avoir des amis ou celui de philosopher, qui ne relèvent pas directement de la survie, mais sont nécessaires à l'équilibre, au bonheur. On ne peut pas vivre sans amis. Les amis sont nos gardes du corps, physiquement et moralement.
Ensuite, il y a les désirs naturels mais non nécessaires, comme le désir sexuel. Celui-ci conserve la marque de la nature, car il a une fin assignable, il a des bornes. A moins bien sûr que nous ne basculions dans l'amour-passion, insatiable, tourmentant, mais là c'est autre chose justement.
Et puis il y a les désirs non naturels et non nécessaires: désir du luxe ou de la gloire, par exemple. Des désirs de vent, des désirs de ce qui ne peut jamais s'attraper. C'est leur illimitation qui les caractérise. On n'est jamais suffisamment riche, glorieux, ou sûr de vivre encore demain. L'enjeu de l'épicurisme, c'est précisément d'éliminer ces désirs-là pour trouver l'ataraxie, l'absence de trouble, la pax animi, comme dira Lucrèce.
N. O. Quelle figure ancienne ou contemporaine incarne le mieux pour vous le sage épicurien?
J. Salem. Pardonnez-moi de donner dans l'intime, mais je répondrai : mon père, Henri Alleg (1), l'auteur de « la Question ». Un livre-témoignage sur la torture en Algérie, torture qu'il a subie et à laquelle il a résisté. Quel rapport me direz- vous ? La figure du résistant, de celui qui ne pourrait supporter de déroger à sa ligne, de celui qui est inaccessible à des désirs mesquins, à l'envie de nuire, à l'appétit du petit gain, voilà la figure même du sage antique pour moi. Le contraire en somme du « Bel-Ami » de Maupassant, de la crapule qui se règle sur la loi de la jungle, du renégat qui a tourné vingt fois sa veste, de l'homme-pétasse, pour le dire vite, qui prospère sur notre fumier postmoderne.
Henri Alleg : " Écrire sur la prison, c'était dangereux pour moi et pour les autres "
N. O. A l'intérieur de cet idéal antique, qu'est-ce qui sépare l'éthique épicurienne des autres, à commencer par sa soeur ennemie, la morale stoïcienne?
J. Salem. Le stoïcisme fondé par Zénon de Citium, un contemporain d'Épicure, affirme que le bonheur réside dans la vertu, et non dans le plaisir. Tout porte à croire cependant que, pratiquement, un sage stoïcien et un sage épicurien devaient avoir des vies assez semblables par leur sobriété. Il n'en reste pas moins que les principes qui guident ces deux écoles sont notablement opposés.
Tout plaisir étant un bien pour Épicure, il n'y a aucune raison valable de s'interdire ponctuellement des « extras ». Tandis que chez les stoïciens, il y a tout de même cette idée - à laquelle les chrétiens applaudiront avec délices - que la privation, la souffrance facilitent le progrès moral et sont plutôt une bonne chose. Idéologiquement, il est donc clair que la doctrine stoïcienne était beaucoup plus propice à être récupérée par tous ceux qui pensent qu'il faut aux esclaves une petite religion leur permettant de serrer les dents. C'est d'ailleurs ce qui se produira: deux ou trois siècles à l'avance, le stoïcisme fera le lit du christianisme, tandis que l'épicurisme deviendra une doctrine persécutée.
N. O. D'où vient sa force de scandale ? Épicure n'était pas un provocateur après tout, contrairement à Diogène...
J. Salem. Elle réside dans cette simple affirmation : vivre, c'est bien. Observez les animaux et les petits enfants, dit Épicure. Voyez-les courir vers le plaisir et fuir dans la direction opposée quand la douleur les menace. La joie, le plaisir, voilà la norme. Tout le reste n'est que dysfonctionnement provisoire. N'importe qui peut faire cette expérience authentiquement épicurienne. Et n'y voyez rien de gnangnan : entrez dans une maison où vit un bambin de 2 ou 3 ans, qui s'agite, qui court, qui est heureux. Aussitôt vous sortez de la folie ordinaire, des soucis médiocres: la vie refait irruption, avec toute sa puissance d'affirmation.
N. O. La longue fréquentation de cette doctrine vous a-t-elle transformé?
J. Salem. Il va de soi que le fait d'ânonner les vingt-six mille commentaires de la célèbre phrase : « La mort n'est rien pour nous, puisque lorsque nous sommes, la mort n'est pas là et lorsque la mort est là, nous ne sommes plus », cela modifie son homme. La bête humaine en vient à se dire qu'elle peut oublier un peu la tripe. [Rires.] On peut bien sûr considérer qu'il y a là un tour de passe-passe, une entourloupe.
Pour ma part, je trouve que la technique épicurienne d'accoutumance à l'inévitable demeure d'une redoutable efficacité. Sans cela, comme dit Schopenhauer, si nous étions vraiment conséquents avec nous-mêmes, et dans la mesure où il est proprement insupportable de penser que la vie doit finir, il faudrait faire comme les chiens qui hurlent jusqu'à la mort sur la tombe de leur maître.
“ L'art d'être heureux ” : la méthode Schopenhauer
N. O. Qu'est-ce qui distingue cette attitude de la pure résignation?
J. Salem. Ça peut paraître trop beau pour être vrai, mais les épicuriens arrivent à nous faire croire que dans une vie finie on peut parvenir à goûter aux mêmes plaisirs que si elle était infinie. Lorsque l'on croise certains octogénaires sereins, ceux dont toute la manière d'être dit que si c'était à refaire ils le referaient, on a là l'incarnation même du sage évoqué par Lucrèce. Pensons aux mots d'un Kant à l'heure de sa mort: « C'est bien. »
N. O. Outre la position à tenir face à la mort, qu'est-ce qui demeure selon vous le plus opérationnel aujourd'hui dans la morale épicurienne?
J. Salem. Il se trouve que comme les grands épicuriens « historiques », nous vivons une période d'effondrement absolu. Pour Lucrèce, c'était la fin de la République à Rome, les guerres civiles. On venait de crucifier des milliers d'esclaves après la révolte de Spartacus. Épicure, lui, a été le témoin de l'effondrement de l'empire d'Alexandre, de la fin de la Cité grecque comme entité pour laquelle on pouvait vivre ou mourir. Dans ce genre de monde-là, avoir un squelette idéologique, une doctrine qui vous «blinde», une armure intime, c'est capital.
Il y a des époques où il faut mépriser la politique parce qu'elle est devenue méprisable. C'est souvent le cas de la nôtre, il me semble. Pour ne pas avoir l'air de m'échauffer, je me bornerai à citer le nom de Berlusconi. [Rires.] La question des faux besoins est, elle aussi, très actuelle. Viser des désirs limités peut procurer des bénéfices évidents dans un système capitaliste dont le propre est d'hystériser les désirs, et où l'on est affreusement malheureux si l'on est déconnecté quinze jours de sa boîte mail ou de son portable.
N. O. Faisons un essai de politique-fiction... Quelle serait dans les circonstances actuelles l'attitude adoptée par un épicurien quant à la chose publique?
J. Salem. Épicure propose des solutions « à la hippie », pour donner dans l'anachronisme. Disons qu'à la manière des Verts allemands des années 1980, il adopte une posture antisystème, sans être pour autant un farouche révolutionnaire. Certains ont même considéré qu'il s'adresse davantage aux « bobos » d'Athènes qu'à ceux qui sont tout en bas de l'échelle sociale. C'est en tout cas quelqu'un qui se trouve radicalement en butte aux bien-pensants de son temps. Un notable du Ier siècle av. J.-C. comme Plutarque par exemple, prêtre auprès du centre panhellénique de Delphes, envisage les gens du Jardin comme des parasites. Des types qui viennent à la ville profiter de ses bienfaits, puis se retirent sans se mêler de politique.
Il y a, en outre, une forme de pacifisme dans l'épicurisme, chez Lucrèce notamment. Mais attention, pas un pacifisme bêlant. Il y a, dans cette doctrine, un très grand pessimisme anthropologique, qui constitue la contrepartie de ce que j'appellerais son optimisme naturaliste. La nature te donne tout pour être heureux : libre à toi de ne pas lui demander l'impossible.
Comment faire l'amour avec philosophie ?
N. O. Ce qui frappe toutefois dans votre vision de l'épicurisme, c'est la capacité communicative de résistance que vous lui prêtez ... Est-ce cela qui fait le plus défaut aujourd'hui ?
J. Salem. Les épicuriens ne sont pas des « rouges », mais ils enseignent un mépris très salubre à l'égard de toutes les institutions faites de vent et de tous ceux qui se prennent au sérieux, ceux-ci étant particulièrement lugubres en ce moment. Il y a d'autre part chez Épicure une théorie qui a beaucoup fait causer - Marx notamment. C'est celle du clinamen, cette faculté que l'atome a de dévier de sa trajectoire selon un tout petit angle. Lucrèce en donne une superbe «preuve». Quand une foule me pousse dans une certaine direction, je peux toujours opposer mon épaule pour tenter de lui résister. C'est à mes yeux une définition assez parfaite de la liberté. Chacun a toujours la possibilité de ne pas aller dans le sens où les circonstances le poussent.
Propos recueillis par Aude Lancelin et Marie Lemonnier
(1) Henri Alleg, de son vrai nom Harry Salem, né en 1921, journaliste franco-algérien, membre du PCF, il fut le directeur d'«Alger républicain». Séquestré et torturé par les parachutistes français en 1957, il vit actuellement à Paris.
Paru dans "L'OBS" du 7 août 2008.
L'Obs
Mais l'interview me semble si importante, pour faire contrepoids à ces maladies que sont les religions, que je la reproduis in extenso :
Professeur à Paris-I Sorbonne, où il animait un séminaire intitulé «Marx au XXIe siècle», Jean Salem était avant tout spécialiste du matérialisme antique (Démocrite, Epicure, Lucrèce...). Né le 16 novembre 1952 à Alger, il était le fils d’Henri Alleg, auteur de « la Question », ce fameux essai qui avait dénoncé l'usage de la torture par l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Il est mort dans la nuit du 13 au 14 janvier 2018, à Rueil-Malmaison, victime d'une tumeur au cerveau.
Auteur de nombreux livres, dont « Tel un dieu parmi les hommes : l'éthique d'Épicure » (Vrin, 1989) et « le Bonheur ou l'Art d'être heureux par gros temps » (Bordas, 2006), Jean Salem nous avait expliqué, dans « Le Nouvel Observateur » en 2008, pourquoi les préceptes d'Épicure restent un excellent antidote contre les poisons du monde moderne.
Le Nouvel Observateur. Commençons par les malentendus courants au sujet de l'hédonisme épicurien. Qu'est-ce que le véritable épicurisme au regard de cette conception très vulgarisée ?
Jean Salem. Les contrefaçons actuelles de l'hédonisme, on pourrait grosso modo les résumer par cette phrase que saint Paul prête aux impies: « Mangeons, buvons, car demain nous mourrons. » Ainsi la vie se résumerait à une chasse aux plaisirs, un peu animale, cumulative, contre le temps qui passe. Cette manière d'être hédoniste est évidemment mêlée à une grande angoisse de mort. Raison pour laquelle elle est bien en phase avec cette sorte de psychose maniaco-dépressive si courante aujourd'hui.
L'hédonisme épicurien, au contraire, se propose de calculer les plaisirs et les peines de façon précautionneuse. Tout bien pesé, il faut savoir se passer de certains plaisirs, nous dit-il, quand ceux-ci se paient de beaucoup de chagrins, de douleurs, d'embrouillaminis. Tout désir devient pathogène à partir du moment où il est infini. Le premier de ces désirs infinis étant l'envie de vivre toujours, qui est l'envers de la crainte de la mort.
Qu'est-ce qu'une " vie bonne " ?
N. O. Alors justement, comment Épicure opère-t-il ce tri entre désirs sains et désirs pathologiques ?
J. Salem. On connaît les trois grandes catégories de désirs que distingue l'épicurisme antique. D'un côté, les désirs naturels et nécessaires : la faim ou la soif. Mais aussi le désir d'avoir des amis ou celui de philosopher, qui ne relèvent pas directement de la survie, mais sont nécessaires à l'équilibre, au bonheur. On ne peut pas vivre sans amis. Les amis sont nos gardes du corps, physiquement et moralement.
Ensuite, il y a les désirs naturels mais non nécessaires, comme le désir sexuel. Celui-ci conserve la marque de la nature, car il a une fin assignable, il a des bornes. A moins bien sûr que nous ne basculions dans l'amour-passion, insatiable, tourmentant, mais là c'est autre chose justement.
Et puis il y a les désirs non naturels et non nécessaires: désir du luxe ou de la gloire, par exemple. Des désirs de vent, des désirs de ce qui ne peut jamais s'attraper. C'est leur illimitation qui les caractérise. On n'est jamais suffisamment riche, glorieux, ou sûr de vivre encore demain. L'enjeu de l'épicurisme, c'est précisément d'éliminer ces désirs-là pour trouver l'ataraxie, l'absence de trouble, la pax animi, comme dira Lucrèce.
N. O. Quelle figure ancienne ou contemporaine incarne le mieux pour vous le sage épicurien?
J. Salem. Pardonnez-moi de donner dans l'intime, mais je répondrai : mon père, Henri Alleg (1), l'auteur de « la Question ». Un livre-témoignage sur la torture en Algérie, torture qu'il a subie et à laquelle il a résisté. Quel rapport me direz- vous ? La figure du résistant, de celui qui ne pourrait supporter de déroger à sa ligne, de celui qui est inaccessible à des désirs mesquins, à l'envie de nuire, à l'appétit du petit gain, voilà la figure même du sage antique pour moi. Le contraire en somme du « Bel-Ami » de Maupassant, de la crapule qui se règle sur la loi de la jungle, du renégat qui a tourné vingt fois sa veste, de l'homme-pétasse, pour le dire vite, qui prospère sur notre fumier postmoderne.
Henri Alleg : " Écrire sur la prison, c'était dangereux pour moi et pour les autres "
N. O. A l'intérieur de cet idéal antique, qu'est-ce qui sépare l'éthique épicurienne des autres, à commencer par sa soeur ennemie, la morale stoïcienne?
J. Salem. Le stoïcisme fondé par Zénon de Citium, un contemporain d'Épicure, affirme que le bonheur réside dans la vertu, et non dans le plaisir. Tout porte à croire cependant que, pratiquement, un sage stoïcien et un sage épicurien devaient avoir des vies assez semblables par leur sobriété. Il n'en reste pas moins que les principes qui guident ces deux écoles sont notablement opposés.
Tout plaisir étant un bien pour Épicure, il n'y a aucune raison valable de s'interdire ponctuellement des « extras ». Tandis que chez les stoïciens, il y a tout de même cette idée - à laquelle les chrétiens applaudiront avec délices - que la privation, la souffrance facilitent le progrès moral et sont plutôt une bonne chose. Idéologiquement, il est donc clair que la doctrine stoïcienne était beaucoup plus propice à être récupérée par tous ceux qui pensent qu'il faut aux esclaves une petite religion leur permettant de serrer les dents. C'est d'ailleurs ce qui se produira: deux ou trois siècles à l'avance, le stoïcisme fera le lit du christianisme, tandis que l'épicurisme deviendra une doctrine persécutée.
N. O. D'où vient sa force de scandale ? Épicure n'était pas un provocateur après tout, contrairement à Diogène...
J. Salem. Elle réside dans cette simple affirmation : vivre, c'est bien. Observez les animaux et les petits enfants, dit Épicure. Voyez-les courir vers le plaisir et fuir dans la direction opposée quand la douleur les menace. La joie, le plaisir, voilà la norme. Tout le reste n'est que dysfonctionnement provisoire. N'importe qui peut faire cette expérience authentiquement épicurienne. Et n'y voyez rien de gnangnan : entrez dans une maison où vit un bambin de 2 ou 3 ans, qui s'agite, qui court, qui est heureux. Aussitôt vous sortez de la folie ordinaire, des soucis médiocres: la vie refait irruption, avec toute sa puissance d'affirmation.
N. O. La longue fréquentation de cette doctrine vous a-t-elle transformé?
J. Salem. Il va de soi que le fait d'ânonner les vingt-six mille commentaires de la célèbre phrase : « La mort n'est rien pour nous, puisque lorsque nous sommes, la mort n'est pas là et lorsque la mort est là, nous ne sommes plus », cela modifie son homme. La bête humaine en vient à se dire qu'elle peut oublier un peu la tripe. [Rires.] On peut bien sûr considérer qu'il y a là un tour de passe-passe, une entourloupe.
Pour ma part, je trouve que la technique épicurienne d'accoutumance à l'inévitable demeure d'une redoutable efficacité. Sans cela, comme dit Schopenhauer, si nous étions vraiment conséquents avec nous-mêmes, et dans la mesure où il est proprement insupportable de penser que la vie doit finir, il faudrait faire comme les chiens qui hurlent jusqu'à la mort sur la tombe de leur maître.
“ L'art d'être heureux ” : la méthode Schopenhauer
N. O. Qu'est-ce qui distingue cette attitude de la pure résignation?
J. Salem. Ça peut paraître trop beau pour être vrai, mais les épicuriens arrivent à nous faire croire que dans une vie finie on peut parvenir à goûter aux mêmes plaisirs que si elle était infinie. Lorsque l'on croise certains octogénaires sereins, ceux dont toute la manière d'être dit que si c'était à refaire ils le referaient, on a là l'incarnation même du sage évoqué par Lucrèce. Pensons aux mots d'un Kant à l'heure de sa mort: « C'est bien. »
N. O. Outre la position à tenir face à la mort, qu'est-ce qui demeure selon vous le plus opérationnel aujourd'hui dans la morale épicurienne?
J. Salem. Il se trouve que comme les grands épicuriens « historiques », nous vivons une période d'effondrement absolu. Pour Lucrèce, c'était la fin de la République à Rome, les guerres civiles. On venait de crucifier des milliers d'esclaves après la révolte de Spartacus. Épicure, lui, a été le témoin de l'effondrement de l'empire d'Alexandre, de la fin de la Cité grecque comme entité pour laquelle on pouvait vivre ou mourir. Dans ce genre de monde-là, avoir un squelette idéologique, une doctrine qui vous «blinde», une armure intime, c'est capital.
Il y a des époques où il faut mépriser la politique parce qu'elle est devenue méprisable. C'est souvent le cas de la nôtre, il me semble. Pour ne pas avoir l'air de m'échauffer, je me bornerai à citer le nom de Berlusconi. [Rires.] La question des faux besoins est, elle aussi, très actuelle. Viser des désirs limités peut procurer des bénéfices évidents dans un système capitaliste dont le propre est d'hystériser les désirs, et où l'on est affreusement malheureux si l'on est déconnecté quinze jours de sa boîte mail ou de son portable.
N. O. Faisons un essai de politique-fiction... Quelle serait dans les circonstances actuelles l'attitude adoptée par un épicurien quant à la chose publique?
J. Salem. Épicure propose des solutions « à la hippie », pour donner dans l'anachronisme. Disons qu'à la manière des Verts allemands des années 1980, il adopte une posture antisystème, sans être pour autant un farouche révolutionnaire. Certains ont même considéré qu'il s'adresse davantage aux « bobos » d'Athènes qu'à ceux qui sont tout en bas de l'échelle sociale. C'est en tout cas quelqu'un qui se trouve radicalement en butte aux bien-pensants de son temps. Un notable du Ier siècle av. J.-C. comme Plutarque par exemple, prêtre auprès du centre panhellénique de Delphes, envisage les gens du Jardin comme des parasites. Des types qui viennent à la ville profiter de ses bienfaits, puis se retirent sans se mêler de politique.
Il y a, en outre, une forme de pacifisme dans l'épicurisme, chez Lucrèce notamment. Mais attention, pas un pacifisme bêlant. Il y a, dans cette doctrine, un très grand pessimisme anthropologique, qui constitue la contrepartie de ce que j'appellerais son optimisme naturaliste. La nature te donne tout pour être heureux : libre à toi de ne pas lui demander l'impossible.
Comment faire l'amour avec philosophie ?
N. O. Ce qui frappe toutefois dans votre vision de l'épicurisme, c'est la capacité communicative de résistance que vous lui prêtez ... Est-ce cela qui fait le plus défaut aujourd'hui ?
J. Salem. Les épicuriens ne sont pas des « rouges », mais ils enseignent un mépris très salubre à l'égard de toutes les institutions faites de vent et de tous ceux qui se prennent au sérieux, ceux-ci étant particulièrement lugubres en ce moment. Il y a d'autre part chez Épicure une théorie qui a beaucoup fait causer - Marx notamment. C'est celle du clinamen, cette faculté que l'atome a de dévier de sa trajectoire selon un tout petit angle. Lucrèce en donne une superbe «preuve». Quand une foule me pousse dans une certaine direction, je peux toujours opposer mon épaule pour tenter de lui résister. C'est à mes yeux une définition assez parfaite de la liberté. Chacun a toujours la possibilité de ne pas aller dans le sens où les circonstances le poussent.
Propos recueillis par Aude Lancelin et Marie Lemonnier
(1) Henri Alleg, de son vrai nom Harry Salem, né en 1921, journaliste franco-algérien, membre du PCF, il fut le directeur d'«Alger républicain». Séquestré et torturé par les parachutistes français en 1957, il vit actuellement à Paris.
Paru dans "L'OBS" du 7 août 2008.
L'Obs
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