La relation entre Jacques Collin et Eugène de Rastignac dans la vaste Comédie Humaine de Balzac représente un tournant dans la littérature occidentale : c'est la première fois qu'un auteur majeur ose explorer la dynamique complexe du désir homosexuel et du mentorat avec une profondeur psychologique et une ambiguïté morale.
Écrivant dans les années 1830 et 1840, des décennies avant même l'apparition de termes comme « homosexuel », Balzac a créé en Jacques Collin un personnage dont l'homosexualité est à la fois explicite et fondatrice de son identité de premier grand antihéros gay de la littérature.
Collin évolue sous de multiples identités tout au long du cycle : le forçat évadé Vautrin, le mystérieux abbé Carlos Herrera, l'homme d'affaires Jacques Collin, mais son essence demeure : un brillant génie du crime dont les motivations les plus profondes naissent de son dévouement passionné pour les beaux jeunes hommes. Sa relation avec Rastignac, l'ambitieux provincial qui devient son protégé, est imprégnée d'une tension érotique à peine dissimulée sous la surface du mentorat. Collin voit en Rastignac non seulement un jeune homme prometteur à guider dans la société parisienne, mais aussi un objet de désir dont le succès devient son propre triomphe indirect.
Ce qui rend Collin extraordinaire, c'est le refus de Balzac de le présenter comme une victime ou un méchant en termes simples. C'est un criminel indéniable : un maître du déguisement qui orchestre des plans élaborés, manipule le système judiciaire et détruit des vies avec une efficacité désinvolte. Pourtant, il agit selon un code de loyauté farouche envers ceux qu'il aime, en particulier des jeunes hommes comme Rastignac et plus tard Lucien de Rubempré. Sa criminalité devient une forme de résistance queer à une société qui n'offre aucun espace légitime à ses désirs ni à ses relations. Dans un monde où son amour est littéralement criminel, il embrasse la criminalité réelle à la fois comme camouflage et comme vengeance.
La dynamique entre Collin et Rastignac préfigure d'innombrables relations littéraires homosexuelles à venir : le mentor plus âgé et mondain et la belle jeune initiée, l'échange de savoir contre l'intimité, le mélange de corruption et d'éducation. L'éducation morale de Rastignac se fait sous la tutelle de Collin, mais c'est une éducation qui transforme les deux hommes. Collin met ses propres ambitions contrariées au service de la carrière de Rastignac, tandis que ce dernier apprend à naviguer dans une société que Collin maîtrise déjà par la tromperie et la manipulation. Leur relation devient une méditation sur le pouvoir, le désir et les coûts de l'assimilation à une société hétéronormative.
Le génie de Balzac réside dans sa reconnaissance que l'homosexualité dans la France du XIXe siècle ne pouvait exister sans criminalité – non pas parce que les hommes homosexuels étaient intrinsèquement criminels, mais parce que la société avait criminalisé leur existence même. Les stratagèmes élaborés et les fausses identités de Collin deviennent des métaphores de la performance exigée de tous les hommes homosexuels dans des sociétés hostiles. Sa relation avec Rastignac, et plus tard son obsession plus explicitement romantique pour Lucien de Rubempré, révèlent comment l'amour queer opère dans des espaces de secret et de danger, où dévouement et destruction s'entremêlent souvent.
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