samedi 1 janvier 2022

LES ÉTATS-UNIS SONT DEVENUS UN PAYS DE RICHES, PAR LES RICHES ET POUR LES RICHES

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Jeffrey Sachs 

De la guerre des classes en Amérique
 

L’économiste dénonce quatre décennies de « guerre contre les pauvres », qui ont conduit les États­-Unis à la paralysie politique, à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières.

LES ÉTATS-UNIS SONT DEVENUS UN PAYS DE RICHES, PAR LES RICHES ET POUR LES RICHES

Près d’un an après la courte victoire électorale de Joe Biden sur Donald Trump, les États­-Unis sont tou­jours sur le fil du rasoir. Il n’est pas facile de poser un diagnostic sur ce qui fait si profondément souffrir l’Amérique, en son cœur même. Doit-­on y voir l’œuvre des incessantes guerres culturel­les qui la divisent de part et d’autre de lignes de séparation raciales, religieuses et idéologiques ? Est-ce l’accroissement des inégalités, de fortune comme de pouvoir, parvenues à des niveaux sans précédent ? Est­-ce le déclin de sa puissance mondiale face à l’essor de la Chine et aux désastres répétés des guerres dans lesquelles elle a choisi de s’engager ?
Tous ces facteurs jouent leur rôle dans la tumultueuse vie politique américaine. Mais, de mon point de vue, la crise la plus profonde est politique : elle résulte de l’in­capacité des institutions à « développer le bien-­être général », comme le promet, dans son préambule, la Constitution des États-­Unis. Durant les quatre derniè­res décennies, la vie politique américaine est devenue un jeu fermé, qui favorise les super-­riches et les groupes d’influence des grandes entreprises aux dépens de l’immense majorité des citoyens. Warren Buffet a parfaitement analysé l’essence de cette crise en 2006 dans The New York Ti­mes : « C’est la guerre des classes, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène la guerre, et nous en sommes les gagnants. »
Le principal champ de bataille est à Washington. Les troupes de choc sont les lobbyistes des grands groupes qui four­millent au Congrès des États-Unis, dans les ministères du gouvernement fédéral et dans les agences de l’administration. Les munitions, ce sont les milliards dé­ pensés chaque année dans le lobbying fé­déral (3,5 milliards de dollars en 2020, soit 3,1 milliards d’euros) et dans les contribu­tions aux campagnes électorales (14,4 milliards de dollars pour les élec­tions fédérales en 2020). Les propagandis­tes qui attisent la guerre de classe sont les médias concentrés entre quelques mains, notamment celles du multimilliardaire Rupert Murdoch.
La guerre de classe contre les pauvres n’est pas nouvelle en Amérique, mais elle ne fut véritablement lancée qu’au début des années 1970 et elle a été menée avec une efficacité terrible au cours des qua­rante dernières années. Pendant environ trois décennies, de l’investiture du prési­dent Franklin Roosevelt, en 1933, au beau milieu de la Grande Dépression, jusqu’à la période Kennedy-­Johnson, de 1961 à 1968, l’Amérique a suivi les mêmes voies de dé­veloppement que l’Europe occidentale, devenant une démocratie sociale. Les iné­galités de revenus se comblaient et de nouveaux groupes sociaux, notamment les Afro-­Américains et les femmes, rejoi­gnaient le flux principal de la vie écono­mique et sociale.
Puis vint la revanche des riches. En 1971, un avocat spécialiste du droit des sociétés, Lewis Powell, élabora une stratégie (Confi­dential Memorandum. Attack on Ameri­can Free Enterprise System, 23 août 1971) pour renverser les progrès de la démocra­tie sociale – une réglementation environ­nementale plus stricte, le développement du droit du travail et l’équité de l’impôt. Les grandes entreprises contre-­atta­quaient. Le président Richard Nixon nomma Powell à la Cour suprême des États-­Unis en 1971, qui prêta serment au début de l’année suivante, ce qui lui per­mit de mettre en œuvre ses projets.
Sous les encouragements de Powell, la Cour suprême ouvrit à l’argent des entre­prises les vannes de la vie politique. Dans l’arrêt Buckley v. Valeo (1976), la Cour dé­clara anticonstitutionnelles les limites fé­dérales imposées aux dépenses de cam­pagnes des candidats et des groupes indé­pendants, les considérant comme des violations de la liberté d’expression. Dans l’arrêt First National Bank of Boston v. Be­lotti (1978), Powell rédigea l’opinion de la majorité [le jugement], déclarant que les dépenses des entreprises dans la défense d’une cause politique relevaient de la li­berté d’expression et, par conséquent, ne sauraient être sujettes à des limites.
La charge de la Cour contre la limitation du financement des campagnes électora­les atteignit sa plus grande intensité avec l’arrêt Citizens United v. Federal Election Commission (2010), qui mettait fonda­mentalement fin à toutes les limites autrefois imposées aux dépenses des en­treprises dans la vie politique.
Lorsque Ronald Reagan devint prési­dent, en 1981, il reprit l’assaut de la Cour suprême contre le bien-­être général en di­minuant les impôts des riches, en lançant une attaque contre les syndicats et en dé­mantelant la protection de l’environne­ment. Cette trajectoire n’a toujours pas été inversée. En conséquence de quoi les États-­Unis ont divergé de l’Europe pour tout ce qui concerne l’égalité économique, le bien-­être et la protection de l’environne­ment. Tandis que l’Europe, en général, sui­vait le chemin de la social­-démocratie et du développement durable, les États­-Unis empruntaient à grand train une voie bali­sée par la corruption politique, l’oligarchie, un fossé de plus en plus profond entre ri­ches et pauvres, le mépris de l’environne­ment et le refus de limiter le changement climatique induit par l’homme.
Graves conséquences internationales
Quelques chiffres illustrent ces différen­ces. Les États de l’Union européenne col­lectent des recettes qui représentent envi­ron 45 % de leur PIB, tandis que les recet­tes du gouvernement des États-­Unis n’atteignent qu’environ 31 % de leur PIB. Les gouvernements européens ont donc les moyens de financer l’accès universel aux soins de santé, à l’enseignement su­périeur, aux aides familiales et à la forma­tion professionnelle, alors que les Etats-Unis n’offrent pas ces services. En 2019, l’espérance de vie était de 81,1 ans dans l’Union européenne et de 78,8 ans aux Etats­Unis (alors qu’elle y était plus haute qu’en Europe dans les années 1980). En 2019, la part du centile des ménages les plus riches dans le revenu national était d’environ 11 % en Europe occidentale con­tre 18,8 % aux États­-Unis, lesquels émet­taient 16,1 tonnes de dioxyde de carbone par habitant, contre 8,3 tonnes dans l’Union européenne.
En somme, les États-­Unis sont devenus un pays de riches, par les riches et pour les riches, refusant toute responsabilité politique pour les dommages climati­ques qu’ils imposent au reste du monde. Les clivages sociaux qui résultent de cette situation ont conduit à une épidé­mie de « morts de désespoir » (notam­ment par surdoses médicamenteuses et suicides), à une baisse de l’espérance de vie (avant même la pandémie due au Co­vid­19), à une hausse des cas de dépres­sion, en particulier chez les jeunes. Sur le plan politique, ces profonds désordres mènent vers divers chemins – le plus in­quiétant étant celui de Donald Trump, son faux populisme et son vrai culte de la personnalité. Servir les riches tout en distrayant l’attention des pauvres avec la xénophobie, les guerres culturelles et les coups de menton de l’homme fort est peut-­être le plus vieux truc du manuel du démagogue, mais il fonctionne en­core étonnamment bien.
Biden tente d’affronter cette situation, mais, jusqu’à présent, ses succès sont li­mités et fragiles. Tous les élus républi­cains au Congrès, et un groupe aussi petit que puissant d’élus démocrates – les plus connus sont les sénateurs Joe Manchin de Virginie ­Occidentale et Kyrsten Sinema de l’Arizona –, sont décidés à empêcher toute hausse des recettes fédérales, pour­tant urgemment nécessaires à la création d’une société plus équitable et plus écolo­gique. Ils bloquent aussi toute action d’en­vergure contre le changement climatique.
Alors que nous parvenons à la fin de la première année du mandat de Biden, les riches s’accrochent encore au pouvoir, et les obstacles sont partout, qui empêchent l’équité de l’impôt, l’augmentation des dé­penses sociales, la protection du droit de vote, ou des mesures urgentes de sauve­ garde de l’environnement.
Biden pourrait faire briller ses quelques modestes victoires, puis bâtir sur cel­les-­ci dans les années à venir. L’opinion le souhaite. Deux-tiers des Américains sont favorables à une augmentation des im­pôts sur les riches et sur les sociétés. Mais il est aussi possible que les revers de Bi­den en 2021 aident les républicains à re­gagner l’une des chambres du Congrès, voire les deux, en 2022. Cela sonnerait le glas des réformes législatives au moins jusqu’en 2025, et pourrait même présa­ger un retour de Trump au pouvoir lors des élections de 2024, à la faveur de trou­bles sociaux, de violences, de propa­gande médiatique et des restrictions du droit de vote dans les États dirigés par les républicains.
La crise américaine a de graves consé­quences internationales. Les États­-Unis ne peuvent pas lancer des réformes mon­diales s’ils ne parviennent pas à se gou­verner eux-mêmes de façon cohérente. Ce qui unit aujourd’hui les Américains est peut-­être le sentiment exacerbé de mena­ -ces extérieures, et plus particulièrement en provenance de la Chine. Dans la confu­sion qui s’est emparée de l’Amérique, les responsables politiques des deux partis ont renforcé leur rhétorique anti chinoise, comme si une nouvelle guerre froide pou­vait atténuer des angoisses qui viennent de l’Amérique elle­-même. La seule chose que produira la belligérance bipartisane de Washington sera, hélas, encore plus de risques de conflits (à propos de Taïwan, par exemple), mais certainement pas la sécurité ou des solutions réelles aux pro­blèmes urgents de la planète.
Les États-­Unis ne sont pas de retour, du moins pas encore. Ils sont toujours dans les affres d’un combat pour surmonter des décennies de corruption politique et d’incurie sociale. L’issue de ce combat est très incertaine, et les perspectives pour les années à venir sont semées de dan­gers, tant pour les États-­Unis que pour le reste du monde.
 

Traduit de l’anglais par François Boisivon


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