dimanche 27 août 2017

Qui est mort ?

Hommage tiré de « La Presse+ (ici) » à RÉJEAN DUCHARME (1941-2017), un écrivain dont le visage était fait uniquement de mots !

Qui est mort ?


Partout en ce moment circule une invraisemblable nouvelle. Réjean Ducharme serait mort. La rumeur est saisissante et loufoque. Réjean Ducharme, le personnage principal des livres de Réjean Ducharme, serait mort sans l’assentiment de son auteur ? Il suffit d’ouvrir immédiatement L’océantume, L’hiver de force, ou n’importe quel livre signé Réjean Ducharme, pour constater par l’évidence que rien de cela, si vif et crépitant, n’est mourant ni ne peut jamais mourir !
J’avais 15 ans lorsque j’ai rencontré Réjean Ducharme. Francine, une vieille de 16 ans toujours au courant des choses défendues, et qui fréquentait la même horrible polyvalente que moi, me prêta un jour un petit livre blanc qui allait changer ma vie. Le petit livre blanc s’appelait L’avalée des avalés, et il n’avait pas le droit d’être dans les éditions pirates où il se trouvait.
Comment dire l’éblouissement d’alors sans avoir l’air téteuse, sans avoir l’air d’en mettre trop ? Quand j’ai avalé L’avalée des avalés à cet âge épouvantable où la vie est si informe, j’ai rencontré les mots de ma révolte, j’ai rencontré une révolte bien plus flamboyante que la mienne, planant à hauteur de montgolfière et propulsant plus haut au lieu d’écraser, j’ai rencontré un magicien qui frayait avec les anges et les mauvais sentiments et qui maniait les obus comme si c’était des fleurs. Ou le contraire. (« Le meilleur moyen de n’avoir besoin de personne, c’est de rayer tout le monde de sa vie. » « L’adulte est mou. L’enfant est dur. Il faut éviter l’adulte comme on évite le sable mouvant. »)
J’ai rencontré un écrivain, le premier me parlant à moi. Ce qu’il me disait prenait la forme d’une injonction passionnée, s’adressant à celle que je ne savais pas encore que je serais : Vas-y, écris comme tu es, avec ta québécitude, ta folie, ta désespérance, ta jubilation, ta liberté, VAS-Y !
Il n’y a pas de mots pour remercier celui qui t’ouvre ainsi les portes de toi-même.
Ceux-ci, imparfaits, font leur possible. Mais pour le remercier vraiment, mieux vaut recommencer à ouvrir ses livres.
Ouvrons donc un livre de Réjean Ducharme. N’importe lequel. Il se passe immédiatement quelque chose. (« Tout m’avale. » « Ce n’est pas pour me vanter, mais ce n’est pas une vie. ») Ça déborde tout de suite, c’est tellement riche et débordant que les petites natures peuvent avoir mal au cœur. Ça déborde de mots. Ces mots-là refusent de jouer les faire-valoir : doués d’une existence autonome, ils nous font rire comme tout ce qui est profond, ils galopent sous nos yeux, excessifs, intrépides. Parfois, comme dans Les enfantômes, ils mélangent tout ce qui se trouve à leur portée et en font une purée délirante : « Rête-moi ça tussuite, tu v’awoir l’air complaîtement réticule si tes woisins ont des radars de conscience et qu’ils captent tes pensées putain. »
Et puis ça déborde de personnages qui nous sautent à la gorge avec leurs noms de bijoux rares (Constance Chlore, Ina Ssouvie, Asie Azothe, Faire Faire, Bottom, Juba Caïne…), avec leur guerre perdue d’avance.
On suit les héros de Réjean Ducharme parce qu’il n’y a pas moyen de lâcher prise, parce qu’ils vont chercher en nous cette parcelle de pureté intransigeante qui flageole avec les ans.
On les regarde, le cœur serré, se choisir un compagnon, une compagne d’utopie, et s’en aller deux par deux (« tous les deux tusseuls ensembes »), pathétiquement dressés contre le monde entier, tenter de démonter la mécanique du temps qui passe.
Et tout en nous déversant de la beauté à profusion, Réjean Ducharme, par son refus de paraître, nous assène en douceur cet enseignement involontaire : l’œuvre existe par elle-même, dépêtrée de celui qui l’a mise au monde. Parions que Réjean Ducharme a toujours su que l’auteur bavardant sous les projecteurs est retourné à sa petitesse personnelle, tandis que le diamant dont il a accouché dans un moment de pure absence continue de luire en dehors de lui.
Bien sûr, alors, que Réjean Ducharme n’est pas dans ce corps mort, inconnu, qu’il aura dérobé à nos regards jusqu’à la fin.
Néanmoins.
En apprenant l’invraisemblable nouvelle, il y a eu un choc, et j’ai maintenant le cœur gros, et l’inexplicable envie de pleurer sur ce corps à jamais inconnu par où filtrait si bien la magie… (Rête-moi ça tussuite !)

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