vendredi 16 mars 2018

Des « Fake News » antiques

Les mille visages de Jésus

Des scientifiques israéliens et britanniques ont utilisé des méthodes médico-légales pour dessiner un portrait de Jésus. Selon eux, il était petit, trapu, brun de peau et portait les cheveux courts. Les traits physiques mis à part, la biographie, la personnalité et le caractère de Jésus restent très discutés. Si l’on en croit les évangiles, le fondateur du christianisme était à la fois un prophète apocalyptique et un moraliste prêchant l’amour du prochain. Dans cet article du New Yorker, traduit par Books en décembre 2010, Adam Gopnik se met en quête du Jésus historique.
Quand nous rencontrons Jésus de Nazareth au début de l’Évangile de Marc, vraisemblablement le plus ancien des quatre, c’est déjà un homme adulte. Venu de Galilée, il fait la connaissance de Jean, un ermite se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage, qui le baptise dans le Jourdain. Si une chose paraît à peu près certaine à ceux dont le métier est de lire et d’étudier les Évangiles, c’est que cet événement a vraiment eu lieu : Jean le Baptiseur – comme certains aiment à le nommer, pour mieux rendre la limpidité de la forme active grecque – baptisa Jésus.
Ils en sont convaincus du fait même de l’improbabilité de la chose, de son incongruité par rapport à l’idée que Jésus a toujours été la vedette de son propre spectacle : pourquoi avoir dit cela si ce n’était vrai ? Ce curieux critère gouverne la critique historique des Évangiles : plus un épisode ou un propos semble improbable ou « difficile », plus il a de chances de correspondre à un fait authentique. L’idée étant que les incongruités ont dû être éliminées des textes sacrés, sauf quand la force de la tradition l’interdisait. Si Jésus dit quelque chose de sympathique, il est vraisemblable qu’on le lui fait dire ; s’il dit quelque chose de déplaisant, c’est sans doute qu’il l’a vraiment dit.

Jésus maugrée contre sa famille


Aussi les exégètes pensent-ils que l’auteur de l’Évangile de Marc, quel qu’il fût (chaque Évangile a été rédigé avant que le nom d’un disciple lui soit associé), a inventé la fameuse intervention de la grâce divine descendue tout droit sur Jésus tandis que les cieux se déchiraient. Mais que dit la voix ? Dans Marc, elle dit : « Tu es mon fils bien-aimé, tu as toute ma faveur », comme si elle en informait un Jésus qui l’ignore encore. Dans certaines des premières versions de l’évangile de Luc, la voix cite le psaume 2 [de la Bible juive] : « Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui. » C’est seulement dans Matthieu qu’elle annonce au monde la divinité de Jésus comme s’il s’agissait d’un accord entériné de longue date et non d’un nouveau décret. Dans Marc, on ne trouve du reste aucune trace des deux moteurs miraculeux qui meuvent l’histoire au début et la tirent à la fin vers le paradis – la mise au monde par la Vierge et la Résurrection.
L’histoire s’ouvre sur le baptême de Jésus adulte, sans aucune allusion à quoi que ce soit de particulier concernant sa naissance. On voit même Jésus maugréer contre sa famille (« Un prophète n’est méprisé que dans son pays, dans sa parentèle et dans sa maison »). Et l’histoire se termine sur le cri de désolation qu’il pousse au terme de son exécution – suivi de l’énigmatique tombeau, vide. (Il revient au centurion romain d’attester que le Fils de Dieu est bien mort, et les versets de Marc qui évoquent sa résurrection semblent avoir été ajoutés après coup.) L’inextricable complexité des faits explique les inévitables ambiguïtés de la foi.
Plus on en sait, moins on en sait. Jésus était-il charpentier, voire fils de charpentier ? Le mot grec « tektôn », longtemps rendu ainsi, pouvait faire plutôt référence à un travailleur de la pierre ou à un journalier. S’il était charpentier, il était probablement artisan. S’il travaillait la pierre, il a pu être simple ouvrier les premières années, faisant la navette entre Nazareth et la puissante ville gréco-romaine de Sepphoris, toute proche, pour participer à la construction de ses murs ; peut-être a-t-il fréquenté son théâtre et son agora. Et qu’en est-il de l’expression « Fils de l’homme », qu’il répète sans cesse dans Marc, mystérieusement : « Le Fils de l’homme est maître même du sabbat (1) » ? Comme le montre Diarmaid MacCulloch dans son ouvrage passionnant et très ambitieux sur les « trois premiers millénaires » de la chrétienté, la formule, qui dans les Évangiles est mise « presque exclusivement dans la bouche de Jésus », n’a certainement pas le même sens que l’expression le « Fils de Dieu » introduite plus tard ; ce pourrait être simplement de l’araméen pour dire « les gens comme nous ».
Croire est un engagement, la foi un élan. Pourtant, l’appétit des éditeurs et l’engouement du public pour l’étude historique du Nouveau Testament ne se démentent pas. Les livres se succèdent à un rythme soutenu – pas moins de dix en un mois cette année –, en quête de la Vérité. Paul Johnson produit une biographie digne d’un bon croyant (2), tandis que le Néerlandais Paul Verhoeven, le réalisateur de Basic Instinct, livre un ouvrage érudit d’inspiration sceptique (3). Verhoeven se trouve être membre du Jesus Seminar, un groupe surtout composé d’universitaires qui se consacrent à la reconstruction du Jésus historique, et ce qu’il a à dire est presque toujours judicieux et informé. (Un magnétisme étrange lie le box-office aux études bibliques. Il y a quelques années, un autre célèbre réalisateur et producteur de films à grand spectacle, James Cameron, s’est mis lui-même au centre de son documentaire, Le Tombeau perdu de Jésus.)
Étant donné l’épaisseur du mystère qui entoure le sujet, le lecteur non initié ne cherche pas, contrairement aux polémistes passionnés, à savoir si Jésus était sympathique ou déplaisant, mais à percevoir ce que pouvait avoir de nouveau sa prédication. Le culte qui changea la face du monde fut-il le fruit de l’évangélisme de Paul, de l’état de l’empire et du ralliement de l’armée à un culte du mystère et du miracle parmi tant d’autres alentour ? Ou bien y avait-il là véritablement quelque chose de radicalement neuf, permettant de comprendre l’ampleur des événements qui s’ensuivirent ? La chrétienté doit-elle son avènement au mouvement tectonique de l’Histoire, avec un pauvre prophète martyrisé pris entre les plaques, ou bien la modeste pierre d’une parabole et d’un prêche a-t-elle suffi à déclencher l’avalanche qui mit fin au monde antique ?

Le point commun entre Jésus et Sherlock Holmes


Depuis les premières exégèses sérieuses des Évangiles au XIXe siècle, les opinions ont varié, allant du franc scepticisme – dont le pôle extrême est la position « mythiste », selon laquelle toute l’histoire n’est que pure invention – à la crédulité, certains archéologues restant persuadés qu’une étude attentive des textes devrait permettre de retrouver des tombes et autres indices. À en juger par les ouvrages récents, la tendance des universitaires est au réalisme pessimiste. Tout en admettant l’existence d’un Jésus historique, les spécialistes font comprendre que partir à sa recherche serait un peu comme vouloir identifier le vrai Sherlock Holmes. Il y avait des détectives de haute volée dans les années 1880, et Conan Doyle en avait un en tête, mais les éléments vraiment intéressants – Watson, Irène Adler, Moriarty et les chutes du Reichenbach –, bien qu’ayant tous une lointaine origine réelle, sont modelés par les besoins de la narration, non par leur rapport à la vérité. Holmes meurt parce c’est le destin des héros, avant de ressusciter, comme Jésus, parce que les lecteurs l’exigeaient. (L’idée plus radicale que la quête du Jésus historique n’est pas différente de celle du Superman historique a été marginalisée, on ne la trouve plus guère que sur Internet ; l’érudit Earl Doherty la défend sur son site avec grâce et ténacité (4).)
L’universitaire américain Bart Ehrman s’est fait le porte-voix des résultats de la recherche depuis maintenant plus d’une décennie, dans une série de livres sincères, sereins et populaires. Avec Richard Dawkins, Robert Ludlum et Peter Mayle, Ehrman fait partie de ces auteurs à succès qui réécrivent encore et toujours le même livre, mais sur un canevas tellement brillant que la dernière version mérite toujours d’être lue. Dans sa dernière livraison, Ehrman partage à nouveau avec ses lecteurs l’assez mauvaise nouvelle dont il prit conscience voici un quart de siècle à son entrée en troisième cycle, après une enfance fondamentaliste : tous les Évangiles ont été composés des décennies après la mort de Jésus, tous ont été rédigés en grec, langue que ni Jésus ni les apôtres ne parlaient et ne pouvaient écrire (si tant est qu’ils aient su lire et écrire). Et ces textes ont été rédigés non comme des chroniques biographiques, mais comme des professions de foi, davantage conçues pour étayer une prophétie que pour rendre compte de faits réels (5).
Aux étranges lacunes de l’Évangile de Marc répondent les récits irréels des autres textes. Ainsi la belle histoire de la Nativité, dans Luc, selon laquelle un recensement romain contraint la Sainte Famille à regagner sa ville ancestrale de Bethléem, est-elle une invention patente : il n’y avait pas de recensement à l’échelle de l’empire et il ne serait venu à l’idée d’aucun bureaucrate romain d’envoyer les gens se faire recenser dans une ville que leur famille avait quittée des siècles plus tôt. L’auteur de l’Évangile de Luc, quel qu’il fût, inventa Bethléem pour faire naître Jésus dans la cité de David. (Dans un livre daté de 2006, James Tabor, professeur d’études religieuses, prend curieusement au sérieux la vieille idée juive selon laquelle Jésus serait le fils illégitime d’un soldat romain du nom de Pantera – une tradition aussi attestée qu’une autre, que l’on trouve dans des textes juifs du IIe siècle, où un certain Jésus ben Pantera apparaît à plusieurs reprises (6). Pour invraisemblable que cela paraisse, Tabor a même découvert en Allemagne la tombe d’un soldat romain originaire de Syrie-Palestine appelé Pantera.)
Une vérité historique simple semble être que les Évangiles furent rédigés après la destruction de Jérusalem et du Temple, lors de la première guerre judéo-romaine en 70 – catastrophe d’une ampleur telle qu’elle plongea le mouvement de Jésus dans une crise dont nous pouvons peut-être nous faire une idée en songeant à l’état d’esprit du peuple juif avant et après l’Holocauste : l’ampleur de la tragédie nous conduit à la considérer comme prédestinée. Dans un autre livre, Michael White explique à grand renfort d’érudition que même l’Évangile de Marc – lequel, premier dans l’ordre chronologique, pourrait sembler le plus proche de la vérité – fut probablement composé sur les ruines du Temple et spirituellement marqué par cette période de désolation (7).
Il est dominé par le thème du secret, explique-t-il : Jésus recommande de taire ses miracles et ne se confie qu’à ses plus proches disciples. Le Temple disparu, dit White, il était nécessaire de convaincre que l’échec politique cuisant du messianisme de Jésus n’en était pas vraiment un. Marc invente l’idée que le secret de Jésus n’était pas qu’il était le Messie « davidique (8) », un roi arthurien de retour, mais quelqu’un d’encore plus éminent : le Fils de Dieu, dont le retour signifierait la fin des temps et l’avènement du royaume de Dieu. Dans « La genèse du secret » (1979), une lecture pionnière de Marc sous l’angle poétique, le critique littéraire britannique Frank Kermode avait défendu une thèse similaire, moins toutefois sur le terrain historique qu’interprétatif (9). Kermode considérait l’Évangile de Marc comme un texte fermé sur lui-même : le secret qu’il contient est que son personnage central recèle un secret à jamais inaccessible.
L’histoire est délibérément ouverte, prématurément close, un mystère sans solution univoque. Pour cryptique que soit la prose de Marc, son Jésus présente des traits humains évidents : intelligence, irascibilité, esprit ironique et querelleur. Ce qui paraît nouveau chez Jésus, ce n’est pas sa piété ni son détachement divin mais son irritabilité et son impatience, très humaines. Ce n’est pas Bouddha. Il s’exaspère de la bêtise de ses adeptes, incapables de comprendre ce qui va de soi. « Ayant des yeux, ne voyez-vous pas ? », demande-t-il à ses malheureux disciples. L’excellent acteur anglais Alec McCowen a donné dans les années 1970 un one-man show où il récitait Marc en entier, son Jésus s’incarnant sous la forme d’un personnage humain familier – une sorte de leader charismatique d’un peuple opprimé à la Gandhi, Malcolm X ou Martin Luther King, doté d’un tempérament qui capte aussitôt l’attention sur la scène. Son verbe est alerte, et même un peu sournois. Il aime les paradoxes provocants, énigmatiques et les paraboles lourdes de sens, jamais vraiment résolues. Celle des vignerons ingrats qui tuent tous les serviteurs qu’on leur envoie est une fable anti-establishment, voire anticléricale, mais pas suffisamment explicite pour le mettre en danger (10).
Les prêtres tentent de le piéger en l’amenant à manifester des sentiments antiromains : est-il permis ou non, demandent-ils, de payer l’impôt à César ? – Autrement dit : reconnais-tu ou non l’autorité de Rome ? Il demande à ce qu’on lui apporte un denier, montre l’effigie de l’empereur et, haussant les épaules, dit de rendre à César ce qui est à César. Le génie de cette repartie célèbre est que Jésus retourne la question à celui qui l’interroge, avec une innocence feinte. Eh bien quoi ! donnez au roi ce qui est au roi, à Dieu ce qui est à Dieu. Cette réponse soulève bien entendu la vraie question : qu’est-ce qui est à César et qu’est-ce qui est à Dieu ? La tautologie lui évite de se compromettre.

Une morale anticonformiste


La morale de Jésus fait fi des idées conventionnelles sur la bonté. Son style de prédilection allie l’énigme à l’épigramme. Quand il se plaint de ce que le prophète n’est pas honoré dans son pays, ou dit avec exaspération qu’on n’allume pas une bougie si on n’entend pas la mettre sur un chandelier (11), sa voix trahit un mépris pour les rites qui ne laisse pas de surprendre. Ainsi également de l’histoire du fils qui dilapide son héritage mais pour qui son père organise un festin alors que son frère vertueux n’y a jamais eu droit. Ou de celle de la prostituée en pleurs, plus digne que les hommes moraux et prudes qui la considèrent avec mépris. Ou encore de Marie la passionnée, meilleure que sa sœur Marthe, dure au labeur. Il y a dans l’enseignement moral de Jésus une gaieté fougueuse qui nous étonne encore. Il y a aussi chez lui une familiarité d’un genre nouveau, qui le distingue des autres prophètes. MacCulloch souligne qu’il s’adresse constamment à Dieu en l’appelant « Abba », autrement dit Père, sinon Papa, et que l’expression rendue classiquement par le solennel « En vérité je vous le dis » n’est en araméen qu’une clause de style, une locution aussi triviale que le « Ça dépend, Monsieur » de Samuel Johnson (12).
Par le mépris qu’elles expriment pour la richesse matérielle, certaines de ses paroles font écho aux cyniques grecs, mais il y a aussi quelque chose de ni vraiment grec ni tout à fait juif dans la moralité de Jésus, qui lui confère encore aujourd’hui fraîcheur et étrangeté. Y a-t-il scène plus prodigieuse dans la littérature antique que celle de l’Évangile de Jean où l’on voit Jésus absorbé à écrire du doigt sur le sol tandis que ses frères juifs l’incitent à approuver la lapidation d’une femme adultère, puis demander soudain, la bouche en cœur, s’il ne serait pas judicieux d’accorder à celui qui n’a jamais péché l’honneur de jeter la première pierre ? Y a-t-il injonction religieuse plus laconique et charmante que celle de Jésus à ses disciples dans l’Évangile de Thomas : « Soyez des passants » ? N’attachez pas trop d’importance au lieu, à la maison, aux rites et même au pays que vous habiterez : soyez des vagabonds, des clochards célestes (13). Ce radicalisme social résonne encore aujourd’hui – non pas dans le radicalisme programmatique de la révolution mais dans la quête de l’éveil sur la route, à la Kerouac.

 Un radicalisme éminemment social.

Dans les Évangiles, l’antagonisme le plus tranché oppose Jean le jeûneur et Jésus le festoyeur, soutient l’universitaire et ancien prêtre John Dominic Crossan dans des ouvrages particulièrement éclairants, dont le plus connu est « Le Jésus historique. Vie d’un paysan juif de Méditerranée (14) ». Jésus boit et mange avec des prostituées et des bandits de grand chemin, change l’eau en vin, avant d’établir, d’une manière ou d’une autre, une union mystique lors d’une fête, grâce à ses humbles instruments que sont le pain et le vin. La table est son autel dans tous les sens du terme. Crossan, cofondateur du Jesus Seminar, avance avec de bons arguments que la gloutonnerie de Jésus était peut-être l’élément de sa vie le plus radical – que ses manières de table étaient une voie d’accès à sa morale céleste. Crossan se représente Jésus évoluant au sein d’une culture paysanne juive de la Méditerranée, une culture de clan et de compagnonnage, où qui mange avec qui définit la place de chacun.
Les atteintes répétées de Jésus aux règles de la « commensalité » ont dû choquer ses contemporains. Il partage ses repas avec des gens de diverses conditions, de quoi choquer la plupart des Romains, et avec des gens de différentes tribus – de quoi choquer la plupart des juifs. Son propos le plus fort est : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de la bouche, c’est là ce qui souille l’homme » – de quoi heurter aujourd’hui tout juif ou musulman pratiquant. Ni hédoniste ni épicurien, Jésus n’est à l’évidence pas non plus un ascète : il nourrit les foules au lieu de leur enseigner à se passer de nourriture. Il préfère sauver les gens qui mènent une vie ordinaire, achetant et vendant ce qu’ils peuvent, plutôt que de se retirer dans la compagnie de ceux qui pensent avoir achevé leur quête morale.
Hystérie apocalyptique et maximes stoïciennes

Pour un lecteur contemporain, l’égalitarisme bon enfant de la route ouverte et de la table ouverte peut sembler contredit par l’autre versant du message de Jésus : la prédiction violente, voire vengeresse du Jugement dernier et de la damnation à grande échelle. Dans Marc, Jésus est à la fois un farouche prophète apocalyptique prêchant la mort du monde – il dit de manière catégorique que la fin est proche – et un sage professeur de philosophie enseignant l’amour du prochain et prodiguant ses conseils de vie. Si la fin est proche, pourquoi délivrer tant de sages recommandations ? Si la vie humaine arrive à son terme, pourquoi mettre tant de soin à prêcher la bonne façon de vivre ? Une hypothèse avancée est qu’un corps de doctrine issu de la tradition de la sagesse grecque ait été ajouté après coup au récit d’un prophète messianique juif. Dans la mesure où ces deux genres littéraires, l’hystérie apocalyptique et les maximes stoïciennes, ont coexisté durant toute cette période, les Évangiles reflètent peut-être simplement leur intrication.
Toutefois, la figure unique « projetant » en même temps ou en séquence rapprochée deux personnalités, l’une sombre et l’autre lumineuse, n’a rien d’original pour un prophète charismatique. C’est même ce qui le définit : quelqu’un dont émane une conviction personnelle capable de réconcilier doctrine dure et comportement humain. Les hérauts de la communauté afro-américaine avant l’ère des droits civiques, par exemple, devaient jouer le double rôle de prophètes et d’agitateurs politiques à l’égard de leur peuple opprimé et persécuté, d’une manière qui n’est pas sans évoquer le Jésus réel (parmi tous les autres zélateurs et rabbins oubliés que l’historien juif du Ier siècle Flavius Josèphe nomme en déplorant le phénomène (15)).
Eux aussi oscillaient entre paroles de réconfort et catastrophisme. Malcolm X était l’archétype même du politicien-prophète apocalyptique moderne, prêchant explicitement la violence et une doctrine de vengeance millénariste, le tout alimenté par un ensemble de croyances cultuelles – le spectre d’un ovni, un étrange mythe racial (16). Mais Malcolm X était aussi un bâtisseur de communauté, un réformateur moral (sincèrement affecté par les péchés adultères de son mentor (17)), qui refusait de porter une arme et finit par devenir, dans les limites de sa foi, une sorte d’universaliste. Quand il devint un martyr, on le qualifia de prophète de la haine ; mais, trois décennies après sa mort – à peu près l’intervalle qui sépare les Évangiles de Jésus –, il faisait la couverture d’un magazine humaniste comme le New Yorker. On peut même voir comment le martyre et le processus de « béatification » font émerger des détails plus personnels, presque parfaitement en temps et en heure : Alex Haley, le saint Paul de Malcolm, est plus prolixe sur la doctrine que sur les détails ; trente ans plus tard, Spike Lee, son saint Marc, lui adjoint une femme, des enfants et un message universaliste qui réussit à fusionner Malcolm et Mandela. (Comme pour prouver ce point, nous venons d’apprendre que des chapitres ont été retirés de l’Autobiographie de Haley au motif, selon la fille de Malcolm X, « qu’ils dévoilaient trop de l’humanité de [son] père ».)
Comme le savaient les Bacchantes, nous taillons toujours nos dieux en pièces pour en manger les meilleurs morceaux. Une différence réelle et immuable n’en existe pas moins entre ce qu’on pourrait appeler vérités narratives et vérités démonstratives – entre ce qui confère à un récit même invraisemblable un sens crédible et ce qui est requis pour ciseler un raisonnement métaphysique en bonne et due forme. Sorties de la fiction, certaines vérités perdent leur force de conviction. L’idée, par exemple, de confier l’anneau du pouvoir à des amateurs minuscules, avec pour mission de le jeter dans un volcan au cœur du camp ennemi a un sens bien précis dans Tolkien, mais elle ne trouverait pas droit de cité au prytanée militaire. Le comportement d’Hamlet est parfaitement intelligible le temps de la représentation – d’accord, j’achète, il se joue de son oncle –, mais paraît un peu cinglé dès qu’on l’analyse à froid.

Jésus ne fait-il qu’un avec Dieu comme James Bond avec Ian Fleming ?


Dans Marc, la divinité de Jésus se déploie sans vraiment faire sens intellectuellement, et sans que cela soit jamais nécessaire. Elle a le déroulement hypnotique de l’intrigue dramatique. C’est l’histoire d’une découverte de soi : d’abord, il ne sait pas qui il est, puis il commence à croire qu’il le sait, puis il doute, pour finalement mourir dans la douleur et la gloire, enfin reconnu. L’histoire fonctionne. Mais, si l’on en fait un objet d’examen, elle défie toute logique. Si Jésus ne fait vraiment qu’un avec Dieu, comment peut-il faire l’épreuve du doute, de la peur, de l’exaspération, de la douleur, de la terreur, et ainsi de suite ? Nous avons alors le Jésus de l’Évangile de Jean, qui n’endure rien de tout cela. Mais s’il n’éprouve ni doute, ni peur, ni exaspération, ni douleur ni terreur, en quoi sa mort est-elle encore un sacrifice, et pas seulement une action théâtrale ? Un agneau dont la gorge n’est pas tranchée et qui ne saigne pas n’est pas vraiment une offrande.
Rien de tout cela n’est vraiment troublant pour qui a une conception païenne de la divinité : le Fils de Dieu peut bien être mi-homme mi-dieu, souffrant, triomphant et accomplissant sa destinée héroïque à la manière semi-mortelle d’un Hercule, par exemple. Mais cela entre en contradiction frontale avec la conception juive d’une divinité omniprésente et omnisciente. S’il était bien Dieu – non quelque avatar hindou, ni la progéniture de Dieu –, s’il ne faisait qu’un avec lui, alors Dieu est né un jour, a sali ses couches et fait la sieste. Plus on y pense, plus cela devient stupéfiant, ou absurde. Si l’on veut croire ces récits, il faut les réécouter en boucle.
La longue histoire des premiers conciles, qui tentèrent de construire une théologie à partir de ces textes, est en un sens celle de la personne qui, sortant du cinéma sans avoir rien compris au film, se tourne vers son voisin pour lui demander des explications. C’est le sujet du livre de Philip Jenkins, « Les guerres de Jésus : comment quatre patriarches, trois reines et deux empereurs ont décidé de ce que les chrétiens auraient à croire au cours des mille cinq cents années suivantes (18) ».
Jenkins revient sur l’enjeu des extravagantes querelles qui agitèrent le monde occidental au cours des IIe et IIIe siècles autour de l’hérésie arienne – la question étant de savoir si Jésus le Fils était de même essence que Dieu le Père ou seulement de même substance. Jésus ne faisait-il qu’un avec Dieu au sens où Sean Connery et Daniel Craig ne font qu’un, différents visages d’un même rôle, ou au sens où James Bond ne fait qu’un avec Ian Fleming, si dépendants l’un de l’autre qu’il est impossible de parler de la création sans évoquer son auteur ? L’ardeur avec laquelle les gens se déchirèrent sur des querelles de mots à première vue triviales, avance Jenkins, n’était pas le signe d’une sensibilité particulière à la théologie. Mais du fait que ces gens étaient partie intégrante d’institutions sociales – cités, écoles, clans, réseaux – où les mots faisaient office de bannières et de fanions : les allégeances se faisaient en fonction des termes choisis par tel ou tel. Ils se préoccupaient moins de la différence conceptuelle entre le fait que Jésus et le Père soient homoousios (de même essence) ou seulement homoiousios (de même substance), que de savoir qui, des homoousiens ou des homoiousiens, assumerait le gouvernement de l’Église.
Les tentatives de distinguer l’inspiration de l’intolérance, le bon du méchant Jésus, sont fort anciennes. Jefferson retira de sa compilation du Nouveau Testament les miracles et les damnations pour n’en conserver que les enseignements éthiques. Ce sentiment familier d’outrage devant la vilaine duplicité de l’héritage chrétien est au cœur de la dernière fiction de Philip Pullman, « Jésus le bon et Christ la canaille (19) ». Marie enfante deux jumeaux. Le sage Jésus est le frère de Christ le madré. L’un mène au bon jeune homme juif, l’autre à l’effrayant Dieu de Paul, qui châtie. Pullman, qui a fait la preuve de son talent et de sa sensibilité dans son enchanteresse série pour la jeunesse À la croisée des mondes, ressent la trahison de Jésus par son frère Christ comme une trahison fondamentale de l’humanité. Il nous incite à oublier Christ pour revenir au seul Jésus, à abandonner les miracles au profit de la morale.
Son livre n’est pourtant pas polémique au sens étroit du terme. Il raconte à nouveaux frais les paraboles et les actes de Jésus débarrassés des parasites pauliniens. Sa plus grande réussite est de traduire ses paroles dans un anglais presque enfantin, qui rappelle sans doute au plus près la tonalité sans apprêts du texte grec original : « Ceux qui font la paix entre les ennemis, ceux qui résolvent les disputes les plus graves, ceux-là seront sauvés… Mais attention, et souvenez-vous bien de ce que je vais vous dire : il y en a qui seront damnés, qui n’entreront jamais dans le royaume de Dieu. Vous voulez savoir qui ? Voilà : ceux qui sont riches seront maudits. »
Si une chose semble bien établie, c’est pourtant que le Christ divin de Paul est venu d’abord, le sage rabbin Jésus plus tard. Cette dualité permanente, inhérente au récit chrétien, ne peut être balayée d’un revers de main optimiste, pas plus qu’elle n’a pu être dissipée par les coupages de cheveux en quatre des théologiens. Son irréductibilité fait partie de l’ivresse de la croyance. Elle peut être amputée, faire l’objet d’un mariage mystique, dénoncée comme une fraude ou vénérée comme le plus grand des mystères. Les deux vont de pair, et c’est cette dualité qui distingue la foi chrétienne et lui donne son dynamisme discursif. Toute foi a ses conflits intérieurs mais, comme le montre MacCulloch au long de son millier de pages serrées, peu de confessions peuvent se prévaloir de nuances aussi subtiles dans le dogme : vin ou sang, chair ou hostie, un Dieu en trois personnes ou trois Dieux en une. D’un côté, un chant d’enfants, une étable, des psaumes, des paraboles et des faiseurs de paix, de l’autre une mélopée de souffrances, de clous, de chiens errants, et puis la damnation et le Dieu ressuscité. Les deux alternent au fil de l’histoire – le lointain Pantocrator de Byzance, Christ en gloire, faisant place à l’homme souffrant de la Renaissance, et ainsi indéfiniment.

Une morale qui entretient les tabous ?


Il est caractéristique de ce casse-tête qu’au siècle dernier W.H. Auden et William Empson, respectivement le plus brillant poète chrétien et le plus grand polémiste antichrétien, ont été d’exacts contemporains, des amis proches et, avec leur style négligé, des Anglais presque parfaitement interchangeables. Auden choisit le christianisme pour sa vision absolument démocratique : il n’y a en elle, écrivait-il, « ni Juif ni Allemand, ni Orient ni Occident, ni garçon ni fille, ni intelligent ni stupide, ni patron ni ouvrier ». À la même époque, à partir des funestes années 1940, Empson devint le critique le plus consommé d’une morale « réduite à entretenir les tabous imposés par une malignité infinie », dans laquelle la réintroduction du sacrifice de soi comme principe sacré laissait le croyant privé « de tout sens de l’honneur personnel autant que du bien public ». (En l’occurrence, Auden voyait un bon Christ là où Empson voyait un méchant Jésus.)
Au-delà des mots, le cri de la Passion résonne encore. Dans Marc, l’arrestation et l’exécution de Jésus sont moins ressenties comme préparées et voulues qu’accidentelles et horrifiantes. Jésus paraît avoir reçu l’injonction de se retrouver dans cette situation – à la tête d’une rébellion contre Rome qui n’est pas vraiment une rébellion, mais ne laisse pas non plus vraiment de voie de repli – tandis qu’un coin de son âme se refuse à y croire : « Abba, Père, tout t’est possible, éloigne de moi cette coupe. » On a malmené Mel Gibson pour avoir malmené Jésus dans sa Passion du Christ. Mais si Gibson peut légitimement être accusé de fanatisme, on ne peut le taxer de malhonnêteté : dans la longue histoire de la cruauté humaine, la crucifixion, pratiquée par les Romains comme un châtiment de masse, était d’une atrocité peu commune. La victime était déshabillée, de façon à la priver de dignité, exposée à la foule, puis fouettée au sang avant d’être abandonnée à la mort la plus lente et la plus publique possible. (À titre d’exemple, Flavius Josèphe raconte qu’il supplia les autorités romaines de détacher trois de ses amis de la croix après des heures de supplice : l’un d’entre eux vivait encore.) Les jambes du condamné étaient brisées pour amener la mort dans une explosion de douleur. Et le cadavre était généralement jeté aux chiens errants. La crucifixion était terrifiante et omniprésente.
Citant Crossan, Verhoeven suggère une scène d’ouverture pour un film biographique sur Jésus qui mettrait cela en évidence. Il imagine un homme en train d’être cloué sur une croix, des cris d’agonie, deux autres croix de suppliciés dans le champ de vision, puis le plan s’élargirait pour découvrir deux cents croix et deux cents autres victimes : nous n’en sommes qu’au début de l’histoire, avec l’exécution massive de Juifs rebelles en l’an 4 av. J.-C. C’était la mort que réservaient les Romains aux rebelles depuis le début, et Jésus le savait. Son cri de désolation – « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » –, que les évangélistes ultérieurs ont prudemment gommé ou expliqué comme une citation des Psaumes faite à propos, nous transperce encore à travers les pages de Marc, par-delà les siècles et les consolations de l’Église. Le choc et la tristesse de l’échec continuent de résonner. Ce cri nous assure d’au moins une chose : la foi en Jésus commence par un échec de la foi.
Son père l’a laissé tomber, la promesse n’a pas été tenue. « Il en est d’ici présents qui ne goûteront point la mort avant d’avoir vu le royaume de Dieu », annonçait Jésus, mais ce ne fut le cas de personne. Jésus, et Paul après lui, affirme sans ambiguïté que ce qui doit venir – quoi que ce soit – va venir vite ; que la fin est très, très proche. Or il n’en était rien, et tout ce qui suit est construit en forme de disculpation pour ce qui ne s’est pas passé comme prévu. La formule de décharge apparemment moderne, « Oui, je sais bien qu’il a dit ça, mais ce n’est pas vraiment ce qu’il voulait dire », est présente dans les fondations mêmes du culte. Le sublime tournant symbolique – ou le repli sur la métaphore, si l’on préfère – commence avec les premiers mots de la foi. Si le royaume de Dieu s’est révélé inaccessible, Jésus a dû vouloir dire que le royaume de Dieu était en nous, ou en dehors, ou au-dessus, ou encore à venir, ou tout ce que l’on voudra d’autre que ce que les mots semblent si clairement vouloir dire.
La querelle est le réel, l’absence de certitude la certitude. L’autorité et la peur peuvent contenir la querelle, ou la figer, non y mettre un terme. Au commencement était le Verbe : au commencement, et au milieu, et ici encore à la fin de la discussion, le Verbe sans fin, amen. La tendance de l’orthodoxie a toujours été d’évacuer la dispute comme un signe de faiblesse, celle d’une théologie plus moderne de l’embrasser comme un signe de vie. La question plus profonde est de savoir si l’incertitude centrale mime la pluralité des possibles, essentielle au débat d’idées, comme les théologiens les plus ouverts aiment à le croire, ou si elle est un mystère antique dans une histoire ouverte seulement comme est ouverte la tombe, avec un mystère conservé à l’intérieur, destiné à n’être jamais entièrement exploré ni expliqué. Avec tant de mots sur une si longue période, peut-être les passants peuvent-ils encore capter des sonorités inaudibles aux participants les plus passionnés. Quelqu’un, jadis, semble l’avoir souhaité.
 

Cet article est paru dans le New Yorker le 24 mai 2010.
 

Notes

1| C’est-à-dire du jour hebdomadaire de repos prescrit par la tradition juive.
2| Jesus. A Biography from a Believer (« Jésus. Biographie d’un croyant »), Viking, 2010. Journaliste et historien catholique vivant en Grande-Bretagne, Paul Johnson a aussi écrit une « Histoire de la chrétienté ».
3| Jesus of Nazareth, Seven Stories, 2010 (traduit du néerlandais).
4| Earl Doherty est un essayiste canadien, auteur de deux livres sur le « mythe » de Jésus.
5| Traduit en français chez H&O, La Construction de Jésus, Aux sources de la religion chrétienne (2010). Le titre original est : Jesus, Interrupted. Revealing the Hidden Contradictions in the Bible (« Jésus, interrompu. Les contradictions cachées de la Bible »), Harper One, 2009.
6| Le livre de James Tabor est disponible en français : La Véritable Histoire de Jésus. Une enquête scientifique et historique sur l’homme et sa lignée, Robert Laffont, 2007. Le titre d’origine est The Jesus Dynasty (« Jésus et sa dynastie »).
7| Scripting Jesus. The Gospels in Rewrite (« Faire le script de Jésus. Les Évangiles en réécriture »), Harper One, 2010.
8| L’idée que Jésus est un descendant du mythique roi David se trouve dans plusieurs textes sacrés, par exemple Luc, III, 31.
9| À lire en français : Frank Kermode, Robert Alter et al., Encyclopédie littéraire de la Bible, Nouvelles lectures, nouvelles interprétations, Bayard, 2003.
10| Matthieu, XXI, 33 sq. Cependant, le texte est assez explicite : « Les grands prêtres et les Pharisiens […] comprirent bien qu’il les visait. Mais, tout en cherchant à l’arrêter, ils eurent peur de la foule, car elle le tenait pour un prophète. »
11| La bougie doit « briller pour tous ceux qui sont dans la maison » (Matthieu, V, 15).
12| Repartie célèbre de l’homme de lettres britannique, contemporain de Voltaire.
13| Allusion au roman de Jack Kerouac.
14| The Historical Jesus. The Life of a Mediterranean Jewish Peasant, HarperCollins, 1992.
15| Quand il écrit son œuvre, Flavius Josèphe est établi à Rome et a pris la citoyenneté romaine.
16| Lorsqu’il était membre du mouvement Nation of Islam, Malcolm X développait la thèse que les Noirs sont le peuple originel de la Terre et que les Blancs sont une race de démons créés par un savant au nom juif, Yakub.
17| En 1963, Malcolm X quittait le mouvement Nation of Islam. Parmi les motifs invoqués, les affaires extraconjugales du chef du mouvement, Elijah Muhammad.
18| Jesus Wars, Harper One, 2010. Jenkins est professeur à l’université Penn State (Pennsylvanie).
19| The Good Man Jesus and the Scoundrel Christ, Canongate, 2010.

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