vendredi 15 avril 2011

D'invisibles et persistants lilas

Édouard Vuillard, « Au lit », 1891, Musée d'Orsay

Cette toile a été peinte à peu près au moment où Proust place les séjours de son héros à Combray, moment où celui-ci songe dans son lit et tisse ainsi la trame de « Combray », la première partie de « Du côté de chez Swann ».
C'est la raison pour laquelle je vous la présente ici car j'ai l'intention, en ce jour du lilas selon le calendrier révolutionnaire français (voir billet précédent), de vous citer un passage de « Combray » où apparaissent, si je puis dire, « d'invisibles et persistants lilas ».
Le voici:

[...] de même que ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles, et qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi,—c’est que ce fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’allée des chênes; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien que parce qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu revoir une personne sans discerner que c’était simplement parce qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été induit à croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage, c’est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas.

4 commentaires:

orfeenix a dit…

Pour l' anecdote, il se trouve que j' habite à côté du château de Guermantes et que les notables de la ville sont fiers de rapporter qu' avant de l' immortaliser , Proust demanda la permission de , je cite: « disposer en toute liberté du nom de Guermantes, que je voudrais à la fois illustrer et salir ».C' est je pense l' aspect illustre qui l' emporta...

Jack a dit…

Cela dépend: le baron de Charlus est frère du duc de Guermantes et vous savez le sort que la Recherche lui inflige. Par ailleurs le duc et la duchesse sont absolument insensibles aux malheurs d'autrui et n'ont aucune vie intérieure.
Robert de Saint-Loup, héritier du titre et ami du narrateur, subit plusieurs métamorphoses.
Là comme ailleurs dans le livre, l'imagination et la réalité ne sont pas au diapason: «illustrer et salir», je crois que les deux verbes conviennent.
Mais je vous envie de pouvoir voir comme vous le désirez le château de Guermantes.

orfeenix a dit…

Après , tout dépend de la part que l' on donne à l' esthétique du mal, pour moi la représentation de l' immoral est aussi noble que celle de la vertu.

Jack a dit…

Oui, mais Proust connaissait ses contemporains et savait ce que signifiait pour eux «salir».
Mais évidemment c'est vous (et tous les grands écrivains et poètes) qui avez raison.

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