jeudi 2 avril 2009

Deux poètes, une seule poésie

Quelle distance entre Bukowski et Mallarmé, jusque dans leur représentation respective !
Voyez ci-dessus Bukowski, dans une pose habituelle et, je dirais, préférée par lui.
Et voici, trois fois, Mallarmé, photographié par Nadar, peint par Manet, peint par Renoir (quel est le photographe de Bukowski ?) :

Évidemment, quand Renoir et Manet ont peint Mallarmé, leurs tableaux valaient moins qu'ils ne valent aujourd'hui et leur réputation de peintre était moins grande.
Nadar, quant à lui, savait flairer les gloires futures.
Mais vous voyez la distance entre Bukowski et Mallarmé, n'est-ce pas ? Je vais m'abstenir de la décrire davantage, les images valent mille mots.
Bukowski écrit cependant ceci, que Mallarmé a manifestement réalisé dans ses poèmes :

La poésie en dit long et c’est vite fait. La prose ne va pas très loin et prend du temps.

Certes, pour Mallarmé, la poésie ce n'était pas tellement quelque chose de « vite fait », tant il avait de scrupules devant la page blanche.
Mais certains de ses poèmes, - peut-être pas vite faits -, en disent long.
Celui-ci par exemple :

Salut

Rien, cette écume, vierge vers
À ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes mainte à l'envers.


Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l'avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d'hivers ;

Une ivresse belle m'engage
Sans craindre même son tangage
De porter debout ce salut,

Solitude, récif, étoile
À n'importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.  

En jouant sur les trois sens du mot «Salut» (1. À votre santé: 2. Action de saluer; 3. Action de sauver) et en choisissant quelques mots à double ou triple entente (coupe: 1. verre; 2: coupure, interruption), etc., Mallarmé réussit à évoquer :

1. la Dernière Cène (où Jésus fait ses adieux à ses disciples en leur disant de refaire ce qu'il a fait «en mémoire de moi»);
 

2. l'Odyssée (la navigation d'Ulysse avec ses sirènes, ses dangers de naufrage, ses tangages, ses tempêtes);
 

3. les récits de voyages de découvertes (ceux des découvreurs plutôt que ceux des conquistadors puisqu'il s'agit d'aller au loin porter le « salut » que constitue la poésie, nouvelle religion, sur des continents inexplorés);
 

(Peut-être encore le «Livre de Jonas» dans la Bible.)
Bref, dans ce petit poème, Mallarmé -nouveau prophète, nouveau sauveur, nouveau découvreur, nouveau messager du nouvel évangile- me semble réussir à inclure au moins trois ou quatre livres différents dont son poème est, en quelque sorte, le pendant et le résumé.
Ce poème en dit long et donne, d'avance (il a été écrit avant la réflexion de Bukowski), raison au poivrot.
Qui ne l'aurait sans doute pas aimé (il détestait la poésie française, trop gourmée, comme Mallarmé, photographié et peint par des célébrités, engoncé en ses habits bourgeois). 

Bukowski, pour sa part, ne se considérait nullement comme un sauveur, un découvreur ou un messie et ne considérait pas sa propre poésie comme un nouvel évangile.
Il avait raison.
En voici un échantillon :


LA FILLE DEHORS AU N°I DE STRAWBERRY PATCH


II est une heure et demie
lundi
30 degrés en novembre
sur Western Avenue.
Une fille apparaît sous un porche
et reste là à regarder.
Une femme plus âgée sort et s'appuie
au montant de la porte.
La fille a tout juste vingt ans.
Une minirobe rouge
boutonnée par devant. Des collants
et des chaussons orange.
On a l'impression qu'elle
vient à peine de se réveiller.
Un grand sourire éclaire son visage.
Elle esquisse un pas de danse en souriant.
Elle est pâle. Elle est blonde.
Tout à coup elle fait signe à quelqu'un qui passe
en voiture.
La vie est intéressante.
Elle est jeune.
C'est une fille.
Elle danse encore une fois. Elle fait signe. Elle
sourit.
Tout ça est bien agréable à une heure et demie
l'après-midi quand il fait 30 degrés.
Elle veut de l'argent.
Elle fait signe. Elle danse.
Elle sourit.
La vieille femme s'ennuie et retourne
à l'intérieur.
Je démarre ma voiture dans le parking de l'autre côté de la
rue.
Je pars vers l'ouest, vers Oakwood et je perds la fille
de vue.
Je pense, c'est tellement bizarre,
on a tous besoin d'argent.
Puis j’allume la radio et j'essaie
d'oublier ça.

 
Et un petit, en anglais, pour que vous puissiez mieux voir :

As The Poems Go

as the poems go into the thousands you
realize that you've created very
little.
 

Évidemment le poème de Bukowski laisse tout le travail à faire au lecteur (il y a la « mise en abyme » : « little » qui renvoie en même temps à deux choses « petites », mais surtout au texte lui-même où il apparaît).
Mais j'aime tous les poèmes, gourmés ou « relaxes », car ils sont la justification d'une langue et sa matrice.

1 commentaire:

orfeenix a dit…

Je suis conquise par ce poème méconnu de Mallarmé et son interprétation,Quant à la prose de Bukowsky, c'est d' après moi une mauvaise nouvelle d' écrivain de roman de gare.

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